Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/135

Cette page n’a pas encore été corrigée

Que l’esprit cesse d’avoir ses idées unies e manière à découvrir facilement le particulier dans le général et le général dans le particulier, que devient la faculté de raisonner ? Qu’il nous soit interdit, d’aller, soit d’un sentiment ou d’une idée au mot qui les traduira, soit d’un signe quel­conque. aux secrètes pensées dont il est l’expres­sion, que deviennent ce pouvoir de la parole et du geste, et l’art précieux de l’écriture ?

Tous les éléments d’association que nous ve­nons de parcourir, en avouant qu’ils ne sont pas les seuls, peuvent, selon Hume (Essais philoso­phiques, ess. III), être ramenés à trois princi­paux : la ressemblance, la contiguïté de temps ou de lieu et la causalité. Une remarque ingé­nieuse et plus solide, peut-être, qui appartient à M. de Cardaillac (Étud. élcm. de Phil., in-8, t. II, p. 217, Paris, 1830), c’est que la simulta­néité est la condition commune de tous les autres rapports ; en effet, deux idées ne peuvent s’unir par un lien quelconque, si elles ne nous ont été présentes toutes deux a la fois.

Comme toutes les facultés de l’esprit, l’asso­ciation est soumise à l’influence de différentes causes qui en modifient profondément l’exercice et les lois. La première de ces causes est la constitution que chacun de nous a reçue de la nature. Unies par les liens du contraste et de l’analogie, les conceptions du poëte se tradui­sent, pour ainsi dire à son insu, en images et en métaphores ; mais les pensées du mathémati­cien, fatalement disposées d’après des rapports de conséquence à principe, auraient toujours formé une suite régulière et savante, quand bien même il n’eût jamais étudié la géométrie. Il y a ainsi entre les esprits des différences originelles que toute la puissance de l’art et du travail ne peut ni expliquer ni entièrement abolir. Tous les hommes ont un penchant plus ou moins éner­gique qui les porte, dès le bas âge, à unir leurs idees d’une certaine manière de préférence à une autre, et c’est en partie de là que la variété des vocations provient.

La volonté exerce un empire moins absolu peut-être que l’organisation, mais aussi incon­testable. Reid observe ingénieusement que nous en usons avec nos pensées comme un grand prince avec les courtisans qui se pressent en foule à son lever : il salue l’un, sourit à l’autre, adresse une question à un troisième ; un qua­trième est honoré d’une conversation particu­lière ; le plus grand nombre s’en va comme il était venu : ainsi parmi les pensées qui s’offrent à nous, plusieurs nous échappent, mais nous re­tenons celles qu’il nous plaît de considérer, et nous les disposons dans l’ordre que nous jugeons le meilleur. Cet empire de la volonté est le fon­dement de la mnémotechnie, cet art de soulager la mémoire, qui consiste à unir nos connais­sances aux objets les plus propres à nous les rap­peler

Enfin, parmi les éléments qui doivent entrer dans le fait de l’association, il faut encore pla­cer la vivacité des impressions, leur durée, leur fréquence, l’époque plus ou moins lointaine où elles se sont produites. On ne voit pas sans hor­reur l’arme qui nous a privés d’un ami, ni les lieux témoins de sa mort : une arme différente et d’autres lieux ne touchent pas. Un jour qui a souvent ramené des malheurs, est dit néfaste : la veille et lendemain n’ont pas de nom.

Si l’association des idées est soumise à l’in­fluence de la plupart des autres principes de notre nature, elle-même réagit avec force contre les causes qui la modifient, et exerce un empire se­cret et continuel sur l’esprit et sur le cœur de l’homme.

DICT. PHILOS.

Parmi les liaisons qui peuvent s’établir entre nos pensées, plusieurs, accidentelles et irrégu­lières, se forment au nasard par un caprice de l’imagination. On peut citer entre autres celles que suggèrent la ressemblance, le contraste et les rapports de temps et de lieu. Ce sont elles qui font en partie le charme de la conversation, où elles répandent la variété, la grâce et l’enjoue­ment. Tout entretien avec nos semblables devien­drait un labeur, si elles ne répandaient pas un peu de variété dans le cours ordinaire de nos conceptions. Toutefois, quand on les recherche plus qu’il ne convient, voici infailliblement ce qui arrive. Comme elles sont plus que toutes les autres indépendantes de la volonté, elles empê­chent qu’on soit maître de ses pensées. Loin que l’esprit gouverne, il est gouverné. La vie intel­lectuelle se change en une sorte de rêverie in­cohérente, où brillent des saillies heureuses, quelques éclairs d’imagination, mais qui flotte à l’aventure sans unité et sans règle. Le désordre des pensées réagit sur le caractère ; les senti­ments sont versatiles, la conduite légère et in­conséquente ; toutes les facultés, devenues re­belles au pouvoir volontaire, s’affaiblissent ou s’égarent.

Il est d’autres associations plus étroites et moins arbitraires qui supposent un effort systé­matique de l’attention^ les liaisons fondées sur des rapports de cause a effet, de moyen à fin, de principe à conséquence. Celles-ci engendrent à la longue la fatigue et l’ennui par je ne sais quelle uniformité désespérante ; mais, d’un autre côté, lorsqu’elles sont passées en habitude, elles donnent à l’esprit et de l’empire sur lui-même et de la régularité. Il acquiert cette suite dans les idées et cette profondeur méthodique d’où résulte l’aptitude aux sciences. Le jugement étant droit, le caractère l’est aussi ; l’enchaîne­ment rigoureux dans les conceptions donne plus de poids à la conduite, plus de solidité aux sen­timents ; tout ce que l’esprit a gagné profite au cœur.

Outre cette influence générale sur l’intelli­gence et sur le caractère, l’association joue un rôle essentiel dans plusieurs phénomènes de la nature humaine. Elle est, sans contredit, je ne dirai pas seulement une des parties, mais la loi même et le principe créateur de la mémoire ; car, en parcourant la variété infinie de nos sou­venirs, on n’en trouverait pas un seul qui n’eût été éveillé par un autre souvenir ou par une perception présente. Elle explique aussi pour­quoi on se rappelle plus volontiers les formes, les couleurs, les sons, ou bien un principe et sa conséquence, une cause et ses effets· pourquoi la mémoire est présente, facile et fidèle chez les uns, lente et infidèle chez les autres : ces va­riétés, fondées sur la marche des conceptions ou sur la différence de leurs objets, dépendent des rapports que nous établissons entre nos pensées, et de la manière dont elles s’appellent.

S’il est vrai, comme on l’a répété mille fois, que l’imagination, alors même qu’elle s’écarte le plus de la réalité, ne crée pas au sens propre du mot, et se borne à combiner tantôt capricieuse­ment, tantôt avec règle et mesure, des matériaux empruntés, il est bien clair que, à l’exemple de la mémoire, elle a son principe dans l’association. C’est la propriété qu’ont les idées de s’appeler et de s’unir, qui lui permet de les évoquer et de les assortir à son gré ; qui met à la disposition du peintre tous les éléments de ses tableaux ; qui amène en foule, sous la plume du poëte, les pensées bizarres ou sublimes ; qui fournit au ro­mancier tous les traits dont il compose les aven­tures fabuleuses de ses héros ; qui même suggère