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alimenter tous les esprits. Albert le Grand, une des lumières de l’Église, et l’on doit ajouter de l’Occident à cette époque, commenta les œuvres d’Aristote tout entières ; saint Thomas d’Aquin, l’ange de l’école, en expliqua quelques-unes des parties les plus difficiles ; et, à leur suite, une foule de docteurs illustres suivirent leur exemple, et bientôt Aristote, traduit par les soins mêmes d’un pape, Urbain V, et du cardinal Bessarion, devint pour la science ce que les Pères de l’Église, et l’on pourrait presque dire les livres saints, étaient pour la foi. Il est inutile de remarquer qu’ici, comme dans la religion, l’enthousiasme, la soumission aveugle dépassa bientôt les bornes. Il ne fut plus permis de penser autrement qu’Aristote, et une doctrine soutenue contre les siennes était traitée à l’égal d’une hérésie. Il suffit de rappeler le déplorable destin de Ramus, qui périt victime de sa lutte courageuse contre ce despotisme philosophique, plus encore que de ses opinions suspectes ; il suffit de se rappeler que, même en 1629, sous le règne de Louis XIII, un arrêt du Parlement put défendre, sous peine de mort, d’attaquer le système d’Aristote. Heureusement qu’alors cette défense était plus ridicule encore qu’elle n’était odieuse ; mais on ne saurait répondre que, si quelque imprudent se fût alors élevé en France contre le père de l’école, il n’eût point été frappé comme un criminel ; et l’on peut voir par cette défense même que jamais l’Eglise n’avait défendu plus énergiquement contre les hérétiques l’autorité des Évangiles. Il fallait être à Venise et sous la protection de la République pour oser attaquer Aristote comme le fit Francesco Patrizzi dans ses Discussiones peripateticœ (1571). Ce qu’il y a de remarquable, c’est que le protestantisme, après quelques hésitations, avait adopté Aristote tout aussi ardemment que les catholiques. Mélanchthon l’introduisit dans les écoles luthériennes. Mais il faut ajouter que l’Aristote de Mélanchthon n’était plus celui du moyen âge et de la scolastique ; et le péripatétisme, mieux compris qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, n’avait plus rien qui dût effrayer l’esprit de liberté qui faisait le fond de la réforme. La Société tout entière de Jésus, à l’imitation de l’Église, adopta l’aristotélisme, et s’en servit avec son habileté bien connue contre tous les libres penseurs du temps, et surtout contre les adhérents de Descartes. Ce n’est que le xviiie siècle qui, victorieux de tant d’autres abus, vit aussi finir celui-là. Aristote ne régna plus que dans les séminaires, et les Manuels de philosophie à l’usage des établissements ecclésiastiques n’étaient et ne sont encore qu’un résumé de sa doctrine. La réaction alla trop loin, comme il arrive toujours : malgré les sages avis de Leibniz, représentant des écoles protestantes qui avaient compris le philosophe comme il faut le comprendre ; malgré l’admiration de Voltaire et de Buffon ; malgré les affinités certaines que les doctrines aristotéliques avaient sur tant de points avec l’esprit philosophique de ce temps, le xviiie siècle laissa le père de la logique, de l’histoire des animaux, de la politique, dans le plus profond oubli. Il fut enveloppé dans cet injuste dédain dont tout le passé fut alors frappé. Les historiens de la philosophie les plus graves, Brucker, entre autres, ne surent même pas lui rendre justice. Il n’y avait peut-être pas assez longtemps que le joug était brisé, et l’on se souvenait encore combien il avait été pesant. Aujourd’hui, Aristote a repris dans la philosophie la place qui lui appartient à tant de titres. Grâce à Kant, surtout à Hégel et à M. Brandis, en Allemagne, où d’ailleurs l’étude d’Aristote n’avait jamais tout à fait péri ; grâce à M Cousin, parmi


nous, cette grande doctrine a été plus connue et mieux appréciée. Des travaux de toute sorte ont été entrepris. On ne regarde plus Aristote comme un oracle ; mais on sait tous les services qu’il a rendus à l’humanité, et, parmi tous les grands systèmes de philosophie que la curiosité historique de notre siècle cherche à bien comprendre, on accorde à celui-là plus d’attention qu’à tout autre ; ce n’est que justice, et sans doute la philosophie de notre temps ne profitera pas moins de ces labeurs, bien qu’ils soient autrement dirigés, que n’en a profité le moyen âge. Connaître Aristote, connaître l’histoire de l’aristotélisme, c’est mieux connaître, non pas seulement le passé de l’esprit humain, mais son état actuel. Par le moyen âge, d’où nous sortons, Aristote a plus fait pour nous que nous ne sommes portés à le croire. Il y a tout avantage et comme une sorte de piété à bien savoir tout ce que nous lui devons.

Le xixe siècle, en attendant ce qui doit le suivre, aura donc ajouté un chapitre de plus à l’histoire des fortunes diverses d’Aristote ; et l’on peut douter que nos successeurs jugent un jour plus équitablement que nous la philosophie péripatéticienne. Il semble que désormais cette philosophie est classée à son vrai rang dans les destinées et les annales de l’intelligence humaine Il n’y a rien de plus vaste ni de plus fécond, mais il y a des doctrines qui sont à la fois plus profondes et plus pratiques. On a pu dire avec raison du platonisme qu’il avait préparé les voies à la morale chrétienne et même au dogme chrétien ; on n’a rien pu soutenir de pareil d’Aristote ; et si quinze siècles plus tard l’Europe l’a adopté pour maître et pour instituteur, elle n’a jamais songé à lui demander ce qu’elle devait croire, mais exclusivement ce qu’elle devait étudier et apprendre. La différence est énorme. Platon a été, à bien des égards, un initiateur, et il est toujours resté un appui si ce n’est un guide, témoin saint Augustin. Aristote, qui n’a été connu et accepté que postérieurement, a été aussi fort utile ; mais son secours a été beaucoup moins intime ; et s’il a formé les esprits, il n’a guère touché les âmes ni les cœurs. Ce n’est pas le rabaisser ni lui rien ravir de sa gloire ; mais c’est exercer envers lui, au nom de la vérité, la justice qu’il a proclamée lui-même le premier devoir du philosophe, et la plus sacrée de ses obligations. Si l’on peut un instant forcer un peu les choses afin de les faire mieux comprendre, on dirait que, dans ce partage des plus hautes qualités et des influences les plus nobles, Platon représente la morale et qu’Aristote représente la science, les deux legs inappréciables que la Grèce, notre mère vénérée, a transmis à la civilisation occidentale. Ce n’est pas à dire que la science manque tout à fait dans Platon ni que la vertu fasse défaut dans Aristote ; mais pour voir la distance qui les sépare, il suffirait de comparer le Timée à l’Histoire des animaux, et le Phédon au Traité de l’Ame. Le contraste est frappant ; et de ces œuvres prises au hasard comme mesures, l’opposition s’étend à l’ensemble des deux systèmes. C’est là ce que doit affirmer la critique de notre siècle si instruite, si sagace, si impartiale ; c’est là le verdict qu’elle doit rendre et la sentence qu’elle doit porter au nom des faits les moins contestables et de l’observation la plus attentive. Les œuvres des deux philosophes sont entre nos mains ; l’action qu’ont exercée leurs doctrines nous est également connue, et nous ne pouvons nous tromper, sauf des détails de peu d’importance, ni sur leur mérite propre ni sur la nature des enseignements qu’ils ont propagés, au grand avantage de tous ceux qui les ont reçus