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quitter Athènes, où alors les partisans de la Macédoine n’étaient point en faveur ; suivi de Xénocrate, il se rendit en Asie près d’Hermias, tyran d’Atarnée. qui avait été, à ce que l’on suppose, un des auditeurs les plus assidus de ses cours d’éloquence. On peut croire d’ailleurs que les relations d’Aristote avec Hermias avaient commencé sous les auspices de son tuteur Proxène, qui était aussi de ce pays, comme on l’a vu plus haut. Hermias avait été jadis esclave d’un tyran d’Atarnée, Eubule, auquel il succéda, et qui, comme lui, était un ami déclaré de la philosophie ; c’était par son seul mérite qu’il s’était élevé au poste brillant et dangereux qu’il occupa quelque temps. Attiré dans un piège par Mentor, général grec au service de la Perse ; il fut livré aux mains d’Artaxerce, qui le fit étrangler. La liberté des cités grecques dans l’Asie Mineure perdit en lui un de ses soutiens les plus courageux et les plus habiles. Cette catastrophe affligea profondément Aristote, dont le voyage auprès d’Hermias avait peut-être aussi quelque but politique ; et la douleur de son amitié est attestée par deux monuments qui sont parvenus jusqu’à nous. L’un est ce chant admirable, ce Péan, adressé à la Vertu et à la mémoire du tyran d’Atarnée, dont la noble simplicité et la douloureuse inspiration n’ont été surpassées par aucun poëte ; Athénée et Diogène Laërce nous l’ont transmis ; l’autre est une inscription de quatre vers que nous possédons aussi et qu’Aristote fit placer sur la statue, d’autres disent le mausolée, qui, par ses soins, fut élevé à son ami dans le temple de Delphes. De plus, il épousa la fille qu’Hermias laissait en mourant ; et il se retira, pour la mettre, ainsi que lui-même, en sûreté contre la vengeance des Perses, à Mitylène dans l’île de Lesbos, où il séjourna deux années environ (jusqu’en 343 avant J. C.). Son union paraît avoir été fort heureuse ; et, dans son testament, il prescrit qu’on réunisse ses cendres à celles de son épouse bien-aimée. Du reste, les liaisons d’Aristote avec le tyran d’Atarnée sont une des circonstances de sa vie qui ont prêté le plus aux calomnies de toute espèce ; et ces calomnies étaient assez accréditées pour que, cinq siècles plus tard, Tertullien, les répétant sans doute, ait avancé que c’était Aristote lui-même qui avait livré son ami aux agents des Perses. Ces fables sont tout aussi ridicules que celles dont nous avons déjà parlé ; seulement elles sont plus odieuses. On ne sait si Aristote était encore à Mitylène quand Philippe l’appela près de lui pour diriger l’éducation d’Alexandre (343 avant J. C.). Le jeune prince avait alors treize ans ; et la lettre de Philippe au philosophe, lettre dont l’authenticité n’est pas très-certaine, malgré le témoignage d’Aulu-Gelle et de Dion Chrysostôme, ne se rapporte point à cette époque. Elle annonce à celui dont Philippe fera plus tard l’instituteur de son héritier, la naissance d’un fils ; et si elle n’a point l’importance spéciale qu’on lui attribue d’ordinaire, elle prouve du moins, comme le remarque fort bien M. Stahr, que les relations de Philippe avec l’ancien compagnon de son enfance étaient assez fréquentes et assez intimes. Aristote paraît avoir profité de sa faveur à la cour de Macédoine pour faire relever les murs de sa ville natale ; on dit même qu’il lui donna des lois de sa propre main, qu’il y fit établir des gymnases et une école. Les habitants reconnaissants consacrèrent à leur illustre compatriote le nom d’un des mois de l’année, et celui d’une fête solennelle qui était probablement la fête de son jour de naissance. Du temps de Plutarque, on montrait encore aux voyageurs les promenades publiques, garnies de bancs de pierre, qu’Aristote y avait fait établir. Bien que l’éducation d’Alexandre n’ait pas pu durer plus de quatre


ans, bien que son précepteur eût à corriger de graves erreurs commises dans la direction antérieurement donnée au jeune prince par Léonidas, parent d’Olympias, et par Lysimaque, on ne peut douter qu’Aristote n’ait exercé sur son élève la plus décisive influence. Il sut prendre sur ce fougueux caractère un ascendant qu’il ne perdit pas un instant, et lui inspirer la plus sincère et la plus noble affection. Les études auxquelles il appliqua surtout Alexandre furent celles de la morale. de la politique, de l’éloquence et de la poésie. La musique, l’histoire naturelle, la physique, la médecine même, occupèrent beaucoup le jeune prince, et l’on peut s’en rapporter au génie si positif d’Aristote pour être sûr qu’il ne donna toutes ces connaissances à son élève que dans la mesure où elles devaient être utiles à un roi. Il paraît aussi, à en croire la lettre citée par Aulu-Gelle et Plutarque, qu’Alexandre attachait le plus grand prix aux études de métaphysique qu’il avait alors commencées, puisqu’au milieu même de ses conquêtes il écrit à son ancien maître, pour lui reprocher d’avoir rendues publiques des doctrines et des théories qu’il voulait être le seul à posséder. Il est certain que cette édition de l’Iliade qu’Alexandre porta toujours avec lui, qu’il mettait sous son chevet, cette fameuse édition de la Cassette, avait été revue pour lui par Aristote ; et le conquérant qui, dans Thèbes en cendres, ne respectait que la maison de Pindare, devait avoir bien profité des leçons d’un maître qui nous a laissé les règles de la poétique, et qui lui-même eût été un grand poëte, s’il l’eût voulu. Aristote composa quelques ouvrages spécialement destinés à l’éducation de son élève ; mais, parmi eux, on ne saurait compter celui qui nous reste sous le titre de Rhétorique à Alexandre, et qui est certainement apocryphe. Il fit particulièrement pour lui, à ce qu’affirme Diogène Laërce, un traité sur la royauté. Callisthene, neveu d’Aristote, et qui devait accompagner Alexandre en Asie pour y tomber victime de ses soupçons, partageait les leçons données au jeune prince, ainsi que Théophraste, et Marsyas, depuis général et historien, qui fit un ouvrage sur l’éducation même d’Alexandre. C’était à Pella le plus habituellement, dans un palais appelé le Nymphæum, qu’Aristote résidait avec son royal élève, et quelquefois aussi à Stagire relevée de ses ruines. Alexandre n’avait pas encore dix-sept ans quand son père, partant pour une expédition contre Byzance, lui remit la direction des affaires, sans qu’une si grande responsabilité dépassât en rien la précoce habileté du jeune roi. On peut croire que son précepteur continua de lui donner des conseils, qui, pour n’être plus littéraires, n’en furent pas moins utiles. Mais dès lors les études régulières et l’éducation furent nécessairement interrompues ; en 338, nous voyons Alexandre, âgé de dix-huit ans, combattre au premier rang et parmi les plus braves à la bataille de Chéronée, qui décida du sort de la Grèce. Aristote resta une année encore auprès de son élève, devenu roi après le meurtre de Philippe, et ne quitta la Macédoine qu’en 335 avant J. C., quand Alexandre se disposait à passer en Asie, la seconde année de la cxie olympiade. Il se rendit alors à Athènes, où il resta sans interruption durant treize années, et qu’il ne quitta que vers la mort d’Alexandre. C’est donc à cette époque qu’il ouvrit une école de philosophie dans un des gymnases de la ville nommé le Lycée, du nom d’un temple du voisinage consacré à Apollon Lycien ; et ses disciples, bientôt nombreux, reçurent, ainsi que lui, le surnom de péripatéticiens, de l’habitude toute personnelle qu’avait le maître d’enseigner en marchant, au lieu de demeurer assis. Il donna, comme Xénocrate l’avait