lent tous nos actes, sont les sens, le sentiment,
la raison. De là trois grandes écoles de morale,
l’école égoïste, l’école sentimentale et l’école
rationnelle, dont chacune, à son tour, se partage
en plusieurs autres. Ainsi, même en ne reconnaissant
d’autre règle que l’intérêt ou le
bien-être des sens, on peut suivre deux voies
opposées : la passion ou le calcul, l’appétit brutal
ou le plaisir raffiné. Aussi la morale égoïste
a-t-elle produit également le système d’Aristippe
et celui d’Épicure, la doctrine de Hobbes, d’Helvétius,
de Bentham, ou ce qu’on appelait dans
le dernier siècle l’intérêt bien entendu, et ces
théories plus modernes qui érigent en loi souveraine
de l’individu et de la société l’attraction,
c’est-à-dire l’instinct, l’appétit, la passion
aveugle. Le sentiment aussi intervient dans les
actions et dans les jugements de l’homme sous
plusieurs formes différentes. Il y a d’abord ce
fait général par lequel nous nous associons à
tout ce qu’éprouvent nos semblables et qui nous
rend capables d’apprécier leurs souffrances :
c’est la sympathie, considérée par Adam Smith
comme l’unique fondement de la morale. 11
existe en nous, indépendamment de la sympathie,
un penchant plus actif qui nous porte à
rechercher le bien de nos semblables sans aucun
retour intéressé sur nous-mêmes, et sans distinction
des rapports qu’ils peuvent avoir avec
nous : c’est le sentiment de la bienveillance, sur
lequel se fonde la morale de Shaftesbury. Mais
l’homme n’est pas seulement bienveillant pour
ses semblables, il éprouve l’irrésistible besoin
de passer sa vie au milieu d’eux, de jouir de
leur présence et de leur commerce* en un mot,
il se sent né pour la société, et c’est de ce seul fait
que Pufendorf fait découler tous ses droits et
tous ses devoirs. D’autres, jetant sur la nature
humaine un regard plus profond, y ont aperçu
une disposition naturelle et comme un instinct
d’un ordre supérieur qui l’entraîne vers le bien,
qui la détourne du mal et lui apprend à discerner
l’un et l’autre sans aucun effort d’intelligence :
c’est le sentiment moral, dont Hutcheson
a fait le seul juge de nos actions et le
principe exclusif de son système. Enfin, tout
sentiment qui nous élève au-dessus de nous-mêmes
peut être regardé, à juste titre, comme
une expression particulière de l’amour, et tout
amour peut être ramené à sa source, c’est-à-dire
à celui qui vient de Dieu et qui retourne à
Dieu, dans lequel toutes les créatures sont entraînées
vers lui dès qu’elles ont une âme. Ce
sentiment, qu’on rencontre déjà chez Platon,
sert particulièrement de base à la morale de
Malebranche. Des divisions tout à fait semblables
existent dans l’école rationnelle. Ainsi, selon
les uns, la loi que la raison impose à nos
actions n’est pas autre chose que le devoir, et ne
sort pas des limites de la conscience ou de l’ordre
moral : c’est le système des stoïciens modernes,
de Kant, de Price, et, à quelques égards,
de l’école écossaise. Selon les autres, cette loi
qui commande à la conscience de tout être raisonnable
et libre, c’est la même qui gouverne
le monde, c’est l’ordre universel et immuable de
la nature : telle était la conviction des stoïciens
anciens. Elle a beaucoup de ressemblance avec
celle de Clarke et de Montesquieu, qui prétendaient,
eux aussi, que faire le bien c’est agir
conformément à la nature, et que les lois, c’est-à-dire
les règles que nous devons suivre, « sont
les rapports nécessaires qui dérivent de la nature
des choses. » Dans l’opinion de quelques-uns,
l’idée de bien se résout dans celle de perfection,
c’est-à-dire dans le développement complet
des facultés qui ont été données à chaque
être, et dans le concours harmonieux de tous
ces êtres ensemble : c’est la doctrine de Leibniz
et de Wolf ; et si l’on pousse l’idée de la perfection
jusqu’à ses dernières conséquences, on arrive
à cette proposition de Platon, que le bien
c’est Dieu lui-même ; qu’imiter Dieu autant que
cela est donné à l’homme, doit être le dernier
terme de nos efforts. Ne nous plaignons pas de
cette diversité de systèmes : elle a servi, s’il est
permis de s’exprimer ainsi, à diriger la lumière
de l’analyse sur tous les points de la conscience
humaine, sur toutes les faces de l’ordre moral.
Mais il est temps qu’à l’analyse succède la synthèse,
et que la philosophie, mettant un terme
à ses guerres intestines, tourne au profit de
l’humanité les forces qu’elle dirigeait contre
elle-même.
Au reste, le même spectacle que nous présente l’histoire particulière de la philosophie, s’offre à nous, avec des proportions plus vastes et des divisions plus frappantes, dans l’histoire générale de la civilisation. Quelles sont, en effet, les grandes époques que, sans aucune préoccupation systématique, on est forcé de distinguer dans le développement moral et religieux du genre humain ? Elles sont au nombre de trois : le règne de la philosophie ancienne, dont les résultats pratiques se résument dans le stoïcisme et le droit romain ; la domination du christianisme, et la révolution française. Eh bien, il est évident que chacune de ces trois périodes représente plus particulièrement un des principes essentiels sur lesquels repose toute la morale. Le stoïcisme et la législation romaine ont transporté, du domaine de la spéculation dans l’ordre civil, le principe universel du droit, qui, comme nous l’avons démontré, est le même que celui du devoir. Le christianisme, sans nier le droit, sans attaquer même les fausses applications qui en ont été faites après comme avant son avènement, se fonde principalement sur la charité ou sur l’amour. Enfin, non moins grande dans sa cause et non moins puissante dans ses effets que le christianisme et la législation romaine, la révolution de 89 a consacré le principe de la liberté, non-seulement pour les individus, mais pour les nations ; non-seulement dans l’ordre civil, politique et industriel, mais dans la sphère de la pensée et de la conscience. Il faut aujourd’hui réunir ces trois principes, dont chacun, comme vingt siècles d’expérience nous l’attestent, n’a pu se soutenir isolément ; il faut les réunir en un code de morale qui ne puisse être revendiqué exclusivement ni par une école, ni par un parti, ni par une église, mais qui réponde à tous les besoins et soit l’expression exacte de la conscience de l’humanité.
Outre les écrits des différents auteurs, tant anciens que modernes, que nous avons nommés dans le cours de cet article, on peut consulter, particulièrement sur l’histoire de la morale, les ouvrages suivants : Gottlieb Stolle, Histoire de la morale païenne, in-4, Iéna, 1714 (ail.) ; — Grundling, Historia philosophiae moralis, in-4, Halle, 1706 ; — Barbeyrac, Histoire de la morale et du droit naturel, dans la préface de sa traduction française du Jus naturœ de Pufendorf, in-4, Bàle, 1732 ; — England, Inquiry into the moral of ancient, in-8, Londres, 1735 ; — Meiners, Histoire critique générale de la morale chez les anciens et les modernes, 2 vol. in-8, Gœtt., 1800-1 (all.) : — Frédéric Stœudlin, Histoire de la philosophie morale, in-8, Hanovre, 1818 (all.) ; — Garve, Revue des principes les plus importants de la morale, depuis Aristote jusqu’à nos jours, in-8, Breslau, 1798 (all.), — James Mackintosh, Histoire de la philosophie