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MORA
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croyance pour condition de la moralité humaine, alors celui qui ne partagera pas cette croyance sera en dehors de la loi commune ; il n’y aura pour lui pas plus de salut dans ce monde que dans l’autre, et la plus dure des iniquités, c’est-à-dire la violation de la conscience, sera la première qu’on lui fera souffrir.

Dans chaque partie de la morale, il y a, comme nous l’avons dit, deux choses à considérer : des devoirs et des droits. Ces deux choses, en effet, sont inséparables, et rien de plus vain que la distinction qu’on a établie entre la morale et le droit naturel. Ce que Dieu, par la voix de la conscience, me commande de faire. ce qu’il me prescrit comme un devoir, il défend aux autres de l’empêcher, d’y mettre obstacle par quelque moyen que ce soit ; il me déclare inviolable dans l’usage que je fais de mes facultés pour lui obéir : or, voilà précisément ce que nous appelons un droit. Un devoir a donc nécessairement pour conséquence un droit. Mais, réciproquement, un droit me force toujours à supposer un devoir : car d’où pourrait me venir cette inviolabilité dont nous venons de parler, ce respect que je suis autorisé à exiger des autres et de moi-même, sinon d’une loi souveraine, inviolable, absolue, à l’accomplissement de laquelle je me dois tout entier ? Si l’on veut supprimer tous les droits, on n’a qu’à nier tous les devoirs, ou à confondre, comme on l’a fait, ces mêmes droits avec nos besoins.

1o  Les devoirs particuliers de l’homme envers lui-même sont nécessairement subordonnés à sa fin générale, c’est-à-dire à la réalisation de l’ordre et de la perfection dans l’humanité. Notre fin générale ne pouvant se traduire en loi ou en obligation sans la liberté, la conservation d’abord et ensuite le développement de cette faculté deviennent le premier précepte de la morale individuelle. La liberté, à son tour, ne pouvant pas exister en nous sans la raison, conserver et développer notre raison, exercer notre âme aux nobles sentiments sans lesquels la raison ne suffit pas toujours, tel est le second devoir de l’homme envers lui-même. Enfin, l’homme n’est pas un pur esprit, c’est un esprit uni à un corps, ou, comme on l’a dit, une intelligence servie par des organes, intelleclus cui famulatur corpus. La raison, la liberté, la sensibilité dépassent certainement les besoins et les conditions de la vie ; mais elles nous sont données avec elle et en dépendent sous beaucoup de rapports. Nous sommes donc obligés, à moins que le but même pour lequel elle nous a été accordée n’en exige le sacrifice, à moins que nous ne puissions la garder qu’au prix de l’injustice ou de l’infamie, nous sommes obligés de veiller à la conservation de notre vie, de la protéger contre les souffrances ou les besoins qui la pourraient troubler ; bien plus, il nous est commandé de rechercher tous les biens matériels qui peuvent aider à notre perfectionnement intellectuel et moral. Tel est le troisième devoir que nous avons à remplir envers nous ; et dans ce devoir est contenue la condamnation formelle du suicide. Celui qui se donne la mort pour se soustraire à la douleur, ou qui se jette au-devant d’elle dans des excès insensés, celui-là méconnaît le but de L’existence, il se met en révolte contre toutes les lois de la morale en les niant dans leur principe.

Chacune des obligations que nous venons d’énoncer étant une conséquence rigoureuse de la loi suprême de nos actions, une condition lue de l’ordre moral, apporte avec elle un droit de même nature, un droit imprescriptible et inaliénable, c’est-à-dire que rien ne peut nous faire perdre, tant que nous l’exerçons dans les limites du devoir qui le donne, et auquel nous n’avons pas la faculté de renoncer nous-mêmes. Du devoir qui nous commande de conserver et de développer notre libre arbitre, résulte pour nous le droit d’agir en toute occasion comme une personne morale, c’est-à-dire suivant notre conscience.

Du devoir qui nous commande de cultiver et de développer notre raison et, subsidiairement, les autres facultés de notre esprit, résulte pour nous le droit de faire ce qui est en notre pouvoir pour nous instruire, ou, pour parler le langage de nos législations modernes, la liberté de penser. Mais comme la pensée est par elle-même à l’abri de toute violence, et que, d’un autre côté, notre intelligence ne peut se développer qu’en entrant en communication avec celle de nos semblables, il est bien entendu que la liberté de penser signifie la liberté de la discussion et de la parole.

Du devoir qui nous commande de veiller à notre conservation, naît le droit qui nous protège contre le meurtre et la violence, ou l’inviolabilité de la vie humaine.

Tels sont les droits principaux, mais non tous les droits attachés à notre nature. Dans la liberté de conscience, ou la possession de ma personne morale, se trouve nécessairement comprise la liberté individuelle, ou la possession de mes mouvements et de mes forces physiques, ce que la loi anglaise appelle si justement ïhabeas corpus : car ce n’est pas assez de n’être pas contraint à faire ce que la conscience me défend, il faut encore que j’aie la faculté d’exécuter tout ce qu’elle me commande, ou que je m’appartienne sans restriction. Aussi l’esclavage est-il le plus grand de tous les crimes : car il n’atteint pas seulement le corps comme le meurtre, il a pour effet la destruction de l’âme.

La liberté individuelle, ou la condamnation de l’esclavage, apporte avec elle, d’une manière non moins nécessaire, le droit de propriété : car qu’est-ce qu’un esclave, sinon celui qui ne peut rien posséder en propre et qui voit passer à des mains étrangères tous les fruits de son activité ? Comment me figurer que je suis libre, quand je ne puis disposer des choses que je me suis assimilées par le travail, que j’ai créées par ma volonté, par mon génie, et qui sont en quelque manière une extension de ma personne ; ou quand je n’ai en mon pouvoir aucun des moyens nécessaires pour pourvoir à mon entretien et pour développer mes facultés ? Enfin, si rien ne m’appartient, et, par conséquent, si je n’ai rien à donner, que devient le principe du sacrifice et de l’amour, si nécessaire à l’humanité ?

2o  Nous venons d’exposer rapidement les devoirs et les droits de l’individu ; mais il ne faut pas confondre l’individu avec l’homme isolé, ou la réalité avec la chimère. L’homme isolé, ou, comme on disait au xviiie siècle, l’homme de la nature, n’a jamais existé. Le seul état dans lequel nous puissions naître et vivre, développer nos facultés, acquérir le sentiment de notre dignité morale, par conséquent le seul état naturel du genre humain, c’est la société ; et le premier degré ou la première forme de la société, c’est la famille.

Le principal rôle dans la famille appartient à l’amour. C’est à son foyer qu’on voit éclore ces affections tendres et désintéressées qui servent de terme de comparaison aux dévouements les plus généreux du cœur humain, et qui, sortant ensuite du cercle où ils ont pris naissance, s’étendent par degrés à la patrie, à l’humanité, à Dieu lui-même. Aussi longtemps, en effet, quea fait