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et montré les rapports qui les unissent ensemble.

D’abord, un être libre, comme nous l’avons déjà dit plus haut, est nécessairement un être raisonnable ou intelligent : car celui qui ne sait pas ce qu’il fait ne fait pas ce qu’il veut, par conséquent, ne s’appartient pas. Un être intelligent ne peut pas agir sans but, sans règle, sans motifs, sans fin, c’est-à-dire sans intelligence. En d’autres termes, la liberté telle qu’elle a été rêvée au moyen âge par Duns-Scott, et au xviie siècle par William King ; la liberté d’indifférence n’est que la volonté d’un insensé, et c’est à bon droit que Leibniz l’a comparée au personnage de don Juan dans le Festin de pierre. Mais quelle est la règle, la fin, ou, ce qui est exactement la même chose, la loi qui convient à une force intelligente, à une puissance raisonnable ? C’est celle qui satisfait au plus haut degré la raison, c’est-à-dire qui se suffit à elle-même, qui ne peut être subordonnée à aucune autre, qui, ne souffrant ni exception ni restriction, nous apparaît comme éternelle, universelle et nécessaire. Or, tels sont précisément les caractères du devoir, que Kant a si nettement défini par ces mots : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté, c’est-à-dire la règle à laquelle tu obéis, puisse revêtir la forme d’un principe de législation universelle. » Si cette proposition ne renferme pas la loi que nous demandons, si le devoir, tel que nous venons de le représenter, n’est pas la règle souveraine de toutes les actions qui sont en notre pouvoir, il n’en faut pas chercher d’autre : car où la trouverions-nous ? Ce n’est pas dans l’instinct, qui est incompatible avec la liberté, et qui, d’ailleurs, tient si peu de place dans la vie de l’homme, même dans sa vie physique ; ce n’est pas dans la passion, qui, livrée à elle-même, ne reconnaît point de règle ni de limite, et se confond avec la démence ; enfin, ce n’est pas dans l’intérêt, dont le caractère propre, quand il n’est pas subordonné à un principe supérieur, est de varier suivant les circonstances, suivant les individus, suivant les besoins que chacun s’est créés, et qui n’est, à proprement parler, que la passion sachant attendre, la passion choisissant l’occasion et les moyens de se satisfaire, ou, comme dit Platon, se montrant tempérante par intempérance.

Mais le devoir n’est pas seulement la condition de la liberté : il est la condition de l’humanité, puisque être homme c’est être libre, et que dans cette seule faculté sont renfermées toutes les autres. De là vient que, hors de la loi morale, l’homme est la plus malheureuse et la plus méprisable de toutes les créatures, car les forces qui devraient faire sa dignité et son bonheur, sa volonté, son intelligence, son imagination, il les arme contre lui-même ou contre ses semblables, il les emploie à exalter, à corrompre ses penchants et à les mettre en révolte contre les vœux de la nature. De là naissent naturellement les sentiments qui accompagnent l’idée du devoir, le remords et la satisfaction de conscience, c’est-à-dire le trouble qui descend au fond de notre être, l’inquiétude et la honte qui nous poursuivent quand nous avons quitté notre voie, quand nous sommes déchus de notre rang dans la création : la paix et le respect que nous trouvons en nous-mêmes quand nous savons nous y être maintenus. C’est là aussi qu’il faut chercher l’origine des idées de mérite et de démérite, qui ne sont que le principe même du devoir, considéré non plus comme la règle de nos actions, mais comme la mesure de notre valeur personnelle. En effet, dès qu’il existe une loi à laquelle nous sommes soumis, en qualité d’êtres raisonnables et libres, il est impossible de nous y soustraire sans nous dégrader ; il nous est impossible de l’observer sans croire que nous approchons de notre but ou que nous ajoutons à notre valeur. Sans doute il y a quelque chose de plus dans ce qu’on appelle le principe du mérite et du démérite : nous sommes persuadés que le devoir méconnu appelle une expiation ou un châtiment, et que le devoir accompli appelle une récompense. Mais cette conviction n’est pas autre chose que l’idée de la justice, et la justice n’est, à son tour, qu’une application de la morale ou un des aspects du bien. Car comment séparer le bien du juste, et ne pas regarder comme une des premières conditions du juste l’harmonie de la vertu et du bonheur ? Il n’est donc pas nécessaire, pour trouver une sanction à la loi morale, de recourir à un autre principe qu’à cette loi elle-même : ce qui revient à dire qu’elle n’est pas seulement faite pour l’homme, mais qu’elle s’étend à toutes les intelligences, qu’elle retourne au ciel, d’où elle est descendue.

Nous venons de démontrer la nécessité d’admettre, avec la liberté humaine, un principe d’obligation supérieur à l’instinct, à la passion, à l’intérêt. Mais quoi ! n’y a-t-il d’autres mobiles capables de nous ébranler, et sommes-nous dans cette alternative de ne pouvoir agir que par égoïsme ou par devoir ? S’il en était ainsi, il faudrait supprimer la moitié de notre existence ; et quelle moitié ? celle qui offre précisément le plus de charme, le plus d’éclat, le plus de poésie, le plus de bonheur ; celle qui renferme à la fois les liens les plus doux et les plus héroïques sacrifices. Ainsi, pour citer quelques exemples, ce n’est ni l’intérêt ni le devoir qui ont porté saint Vincent de Paul à ouvrir un asile à tous les orphelins abandonnés ; ce n’est ni l’intérêt ni le devoir qui ont poussé Byron à voler au secours de la Grèce opprimée et à lui sacrifier toutes les splendeurs, toutes les voluptés de sa vie, et sa vie elle-même ; ce n’est ni l’intérêt ni le devoir qui ont persuadé à tant d’hommes courageux d’aller braver, dans des climats éloignés, les fureurs de la fièvre et de la peste, afin de rapporter dans leur pays le moyen de le préserver de ces plaies. Auraient-ils cédé à l’espérance de la gloire ? Nous demanderons alors pourquoi l’humanité accorderait la gloire à des œuvres de cette espèce, si elle ne leur supposait pas un motif plus élevé, par conséquent, si elle n’admettait pas, si l’expérience ne lui persuadait que ce motif existe. D’ailleurs, nous rencontrons des faits semblables, et de plus touchants encore, dans les régions où la gloire ne pénètre pas : car c’est dans le silence et dans l’ombre, dans l’asile de la misère ou près du chevet de la douleur qu’ils se produisent le plus fréquemment. Quel est donc le mobile de ces actions qui ne sont ni obligatoires ni intéressées, et qui servent l’humanité d’une manière si utile, si puissante, en même temps qu’elles forment ses plus beaux titres de gloire ? Ces actions sont inspirées par l’amour, qui, n’étant pas moins essentiel à notre nature, ni moins nécessaire au perfectionnement de l’individu et au bon ordre de la société que la liberté et le devoir, doit être regardé comme le troisième principe de la morale. Qu’on veuille bien remarquer que nous parlons de l’amour en général, et non pas seulement de la charité, qui n’est qu’une des formes les plus élevées de ce sentiment. La charité, c’est l’amour de l’humanité en Dieu, et il faut ajouter, au nom d’un certain dogme religieux, tandis que l’amour, comme la raison, est affranchi de tout dogme et de toute autorité ; il nous vient de Dieu par