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sauvage chaque homme sentant sa faiblesse, chacun aussi se sent inférieur, et à peine se sent-il égal ; que, loin de chercher à s’attaquer, on se cherche pour se connaître, parce que le désir de vivre en société est un besoin de l’homme ; que, par conséquent, l’état de paix est le premier moment de l’état social. Dans le troisième chapitre, il établit que les hommes perdent le sentiment de leur faiblesse sitôt qu*ils sont en société, que l’égalité de la crainte fait place au sentiment des passions diverses et inégales qui les excitent, et que c’est là ce qui donne lieu à l’état de guerre, lequeln’est ainsi qu’une conséquence de l’état de société, loin de lui servir de fondement. De là la nécessité des lois pour régler le droit politique et le droit civil, que Montesquieu ne sépare pas l’un de l’autre, et enfin pour régler le droit des gens : car « la loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique cette raison humaine. » Il ajoute immédiatement, comme une conséquence de ce qu’il vient de dire : « Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très-grand hasard si celles d"une nation peuvent convenir à une autre. » Admirable réponse, par anticipation, à ces tristes hommes d "Etat qui croient que le passé peut servilement se refaire, et qui s’imaginent qu’on peut, à son gré, tailler un peuple sur le patron tantôt des Grecs et des Romains, tantôt de la société féodale du xn e siècle, et tantôt de la société anglaise ou américaine ; oubliant que le peuple qui cesse d’être lui-même, cesse bientôt de garder son individualité sur la carte du monde !

Telle est, pour ainsi dire, l’introduction de VEsprit des lois. Montesquieu y marque, avec la vigueur noble et élevée de langage qui lui est habituelle, ces deux vérités, très-contestées de son temps, sur lesquelles il croit que doit reposer l’édifice social:1° le principe que les lois doivent être conformes à la nature des choses ; et, partant, que les législations humaines ne doivent pas plus être arbitraires ni artificielles que les faits humains ou sociaux qu’elles ont mission de diriger et d’organiser ; 2 U cet autre principe que, s’il y a de l’absolu au fond des choses ; si, par conséquent, il doit y en avoir aussi dans les lois, pourtant il y a aussi de la variété, de la diversité ; que cette variété est assez grande pour empêcher que de bonnes lois, faites pour une nation, puissent convenir entièrement à une autre nation. Montesquieu s’éloigne ainsi, et d’un seul coup, par ce dernier principe, de tous les théoriciens de l’utopie et du radicalisme, pour lesquels les faits et les circonstances particulières n’existent pas, et qui, considérant les individus et les peuples comme des unités abstraites, construisent des édifices, dans le genre du Contrat social, sans aucun rapport visible avec les conditions de l’espai du temps, et précipitent les imaginations populaires dans l’océan sans bornes « les chimères, dans le monde fantastique des rêves, au Lieu d’éclairer la voie si difficile et si étroite de la réalité, au lieu de préparer les éléments du progrès mesuré et durable.

Il est permis de regretter que Montesquieu n’ait pas insisté davantage sur ces prim Îréliminaires. Jamais, sans doute, V Esprit des OÙ ne fût devenu un livre populaire, jamais il n’aurait eu la fortune du Contrat social ; niais peut-être, s’il eût mis dans une lumière plus éclatante encore l’opposition de son point de d< part avec celui des utopies et des doctrines du radicalisme, Montesquieu aurait-il exercé une influence plus marquée et plus efficace sur les intelligences si nombreuses que la simplicité apparente des théories abstraites séduit toujours, et qui se tournèrent naturellement de la doctrine de Hobbes à celle de J. J. Rousseau. Quoi qu’il en soit, après ce début, Montesquieu traite, dans le deuxième livre, des lois qui dérivent de la nature du gouvernement. 11 distingue trois espèces de gouvernement, le républicain, le monarchique et le despotique. « Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices. » Il détermine ensuite en particulier le caractère essentiel des lois propres à chacune de ces espèces de gouvernement, et indique à quel point de vue il faut se placer pour faire de bonnes lois politiques et civiles, sous la république, la monarchie, ou l’autocratie. « Le peuple, dans la démocratie, est à certains égards le monarque; à certains autres, il est le sujet. La volonté du souverain y est le souverain lui-même. Les lois qui établissent le droit de suffrage sont donc fondamentales dans ce gouvernement. » Le peuple nomme ses magistrats:la publicité du scrutin est donc nécessaire dans une démocratie. C’est l’inverse dans une république aristocratique, comme à Venise. L’aristocratie peut être un élément utile dans une république. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite ; elle le deviendra moins à mesure qu’elle approchera de la monarchie.

Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants, constituent la nature du gouvernement monarchique, de celui où un seul gouverne par des lois fondamentales; car s’il n’y a dans l’État, pour tout régir, que la volonté momentanée et capricieuse d’un seul, rien ne peut être fixe, et, par conséquent, aucune loi n’est fondamentale. Le pouvoir intermédiaire le plus naturel est celui de la noblesse. Sans elle, on tombe dans le despotisme ou dans la démocratie. Le clergé, comme, institution politique, peut avoir une place utile dans une monarchie. Le gouvernement despotique, c’est l’État réduit à un seul homme, à sa capacité personnelle, avec ses chances de grandeur et de petitesse. La seule loi fondamentale d’un pareil Etat, c’est l’établissement d’un vizir.

Passant ensuite, dans le livre troisième, à la discussion du principe des trois gouvernements, Montesquieu prétend « qu’il y a celte différence entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait être tel, et son principe, ce qui le fait agir. L’une est sa structure particulière, et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir. » Dans l’Etat populaire . la vertu est le principe fondamental Lorsque les lois ont cesse d’y être exécutées, conii ! peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu. Il faut également île la vertu dans le gouvernement aristocratique, quoiqu’elle y soit moins nécessaire. i>ms l’État monarchique, les luis tiennent l.i place de toutes les vertus républicaines. « Une action qui se fait suis bruit y est, en quelque façon, mus conséquence… Dans la république, les crimes privés sont plus publies, c’est-à-dire choquent plus la constitution de l’État que les particuliers, et. dans les monarchies, les crimes publics sont plus privés, c’est-à-dire