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MÉTA
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et toujours vivante, au sein de laquelle se rencontrent, en quelque lieu et sous quelque influence que la Providence les ait fait naître, les plus nobles génies de l’humanité. Il n’y a plus aujourd’hui qu’à choisir entre ces deux métaphysiques, car elles ont à peu près fourni leur carrière l’une et l’autre. On pourra sans peine faire briller encore une plus vive lumière sur cette doctrine universelle dont nous venons de parler ; on pourra lui donner plus d’unité et de rigueur dans la forme ; on ne réussira pas à élargir sa base, et encore moins à la changer. Quant aux systèmes hypothétiques, aux théories ambitieuses avec lesquelles on s’est fait illusion si longtemps, elles ont encore beaucoup moins à espérer : car, partout où la raison et la véritable science sont limitées, l’hypothèse et l’imagination le sont bien davantage, et, au moment où elles élèvent les plus hautaines prétentions à l’originalité, il arrive souvent qu’elles n’ont fait que rajeunir ou étendre quelque vieille erreur. Au reste, quels sont aujourd’hui ces systèmes, et quelle valeur ont-ils dans l’état actuel des esprits, quelles nouvelles tentatives leur reste-t-il à faire, quelles nouvelles espérances à concevoir pour l’avenir ?

De systèmes métaphysiques, dans le sens rigoureux du mot, et lorsqu’on a mis à part cette métaphysique universelle où l’on reconnaît sans peine, sous une forme de plus en plus réfléchie, la raison même du genre humain, il n’y en a véritablement que quatre. L’un est le dualisme, qui met à peu près sur la même ligne l’esprit et la matière ; qui les regarde tous deux comme des principes éternels, nécessaires, infinis, et les fait concourir ensemble à la formation de l’univers. L’autre est le matérialisme, où l’on ne reconnaît pas d’autre existence que celle de la matière et des corps, où tout est expliqué par le développement spontané d’une nature aveugle, répandue également dans toutes les parties du monde, ou par le mouvement fortuit des atomes et les lois de la mécanique. Le troisième, se plaçant précisément au point de vue opposé, ne voit partout qu’esprit et intelligence, ne veut rien admettre qu’un monde spirituel, invisible et supérieur à l’intelligence elle-même. Ce système, selon les limites dans lesquelles il se renferme, selon qu’il s’en tient à la raison ou qu’il aspire à s’élever au-dessus d’elle, prend le nom d’idéalisme ou de mysticisme. Enfin, le dernier et le plus grand de tous, c’est le panthéisme, selon lequel l’esprit et la matière, la pensée et l’étendue, les phénomènes de l’âme et ceux du corps, se rapportent également, soit comme des attributs, soit comme des modes différents, à un seul et même être, à la fois un et multiple, fini et infini, humanité, nature et Dieu.

On ne peut guère compter le dualisme, qui a disparu, depuis des siècles, de la scène du monde, et qui n’a jamais eu la durée ni l’importance qu’on lui attribue. La matière première des anciens, du moins celle de Platon et d’Aristote, ne représente en aucune manière un être réel, un principe positif qui partage avec Dieu le privilége de l’éternité ; elle n’est que la limite inévitable des choses et l’ensemble des conditions qui en déterminent la possibilité : car Dieu lui-même ne peut pas donner l’existence à ce qui est impossible en soi.

Le matérialisme n’inspire plus que le mépris et le dégoût ; de son propre mouvement, il s’est retiré de la métaphysique pour se renfermer dans les amphithéâtres de médecine, et ceux-là même qui le conservent encore dans la théorie de l’homme, n’osent plus le conserver comme une explication suffisante de l’univers. Un des derniers apôtres du matérialisme en France et, sans contredit, le plus illustre, Broussais, dans son Cours de phrénologie, a écrit ces mots : « L’athéisme ne saurait entrer dans une tête bien faite et qui a sérieusement médité sur la nature. »

Serait-ce l’idéalisme qui répondrait aux besoins de notre époque et qui serait appelé à recueillir l’héritage des autres systèmes ? Dans l’idéalisme, il ne faut pas tant considérer le résultat ou la doctrine, par exemple celle de Platon ou de Descartes, celle de Malebranche ou de Berkeley, que le principe même sur lequel il s’appuie et qui constitue, pour parler comme lui, sa véritable essence. Or, quel est ce principe ? Qu’il ne faut pas tenir compte des faits, mais seulement des idées, qui nous représentent la véritable nature et le fond invariable des choses ; que les premiers ne nous offrent rien de plus qu’une imitation affaiblie, qu’une reproduction incomplète des dernières ; par conséquent, que la raison n’a rien à apprendre de l’expérience. S’il en est ainsi, il faut, comme nous l’avons démontré plus haut au sujet de la méthode, renoncer à notre personnalité, qui nous est donnée comme un fait, il faut renoncer à la liberté, qui en est le caractère le plus essentiel, et, par suite, à toute distinction parmi les êtres : car le sentiment de notre existence comme individu, le fait de notre liberté et de notre conscience, voilà le seul fondement réel de cette distinction. L’idéalisme est donc placé dans l’alternative ou de se confondre avec le panthéisme, comme cela lui est arrivé souvent, ou de se démentir lui-même en sortant de la sphère de l’universel, de l’idéal, de l’intelligible pur, c’est-à-dire des abstractions. Dans le fait, qu’est-ce que les plus grands interprètes de l’idéalisme, Platon, Descartes, Malebranche, ont fait, de la matière et des corps ? une idée abstraite, telle que l’espace vide, l’étendue, le non-être (voy. Matière). Qu’ont-ils fait de l’âme humaine ? une autre abstraction, à savoir, la pensée. En vain donnent-ils à la pensée la conscience, elle n’en est pas moins une simple faculté incapable de se suffire à elle-même et de former une existence à part. Aussi le platonisme a-t-il donné naissance au néo-platonisme, et la philosophie de Descartes ne peut-elle pas être complètement lavée du reproche d’avoir apporté avec elle les semences de la doctrine de Spinoza. Pour l’idéalisme de Kant, il est bien évident que c’est lui qui a produit la philosophie de la nature et la théorie de l’identité absolue.

Le mysticisme ne fait qu’ajouter aux difficultés de l’idéalisme des difficultés d’une autre espèce. Il admet le principe idéaliste qu’il n’y a rien de vrai, que rien n’existe véritablement que l’universel, l’absolu, le divin. Il détourne ses regards avec mépris de ce qu’il y a de particulier, d’individuel, dans la nature et dans l’homme, et, joignant l’action à la pensée, il cherche à le supprimer dans la pratique de la vie au moyen d’une entière abnégation de nous-mêmes, par une mort anticipée à tous les devoirs, à toutes les affections, à tous les intérêts de ce monde. Mais au lieu de s’en tenir à la lumière de la raison, il invoque des facultés plus élevées, sans recourir à l’intermédiaire d’aucune autorité extérieure ; il s’efforce de saisir l’objet exclusif de sa foi et de se confondre avec lui à une hauteur que l’intelligence ne peut atteindre, dans les régions de l’extase et de l’amour. Il est évident que, dans cette doctrine, tout est sacrifié, non-seulement à des abstractions, à des idées que du moins notre raison peut concevoir et qu’elle conçoit nécessairement, mais à la plus vide et à la