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Les philosophes proprement dits se divisèrent également en différentes sectes. Il paraît que le platonisme, ou plutôt le néo-platonisme, avait aussi trouvé des partisans parmi les Arabes ; car des écrivains musulmans distinguent parmi les philosophes les maschâyîn (péripatéticiens) et les ischrâkiyyîn, qui sont des philosophes contem­platifsj et ils nomment Platon comme le chef de ces derniers (voy. Tholuck, Doctrine spécu­lative de la Trinité, in-8, Berlin. 1826, ail.). Quant au mot ischrâk, dans lequel M. Tholuck croit reconnaître le φωτισμός mystique, et qu’il rend par illumination, il me semble qu’il dérive plutôt de schkak ou meschrek (orient), et qu’il désigne ce que les Arabes appellent la philo­sophie orientale (hicma meschrekiyya), nom sous lequel on comprend aussi chez nous cer­taines doctrines orientales qui déjà, dans l’école d’Alexandrie, s’étaient confondues avec la philo­sophie grecque.

Les péripatéticiens arabes eux-mêmes, pour expliquer l’action de l’énergie pure, ou de Dieu, sur la matière, empruntèrent des doctrines néo­platoniciennes, et placèrent les intelligences des sphères entre Dieu et le monde, adoptant une espèce d’émanation. Les ischrâkiyyîn péné­trèrent sans doute plus avant dans le néo-pla­tonisme, et, penchant vers le mysticisme, ils s’occupent surtout de l’union de l’homme avec la première intelligence ou avec Dieu. Parmi les philosophes célèbres des Arabes, Ibn-Bàdja (Avenpace) et Ibn-Tofaïl (voy. ces noms) paraissent avoir professé la philosophie dite ischrâk. Cette philosophie contemplative, selon Ibn-Sina cité par Ibn-Tofaïl (Philosophus autodidactus, sive Epistola de Hai Ebn-Yokdhan, p. 19), forme le sens occulte des paroles d’Aristote. Nous retrou­vons ainsi chez les Arabes cette distinction entre l’Aristote exotérique et ésotérique, établie plus tard dans l’école platonique d’Italie, qui adopta la doctrine mystique de la kabbale, de même que les ischrâkiyyîn des Arabes tombèrent dans le mysticisme des soufis, qui est probablement puisé en partie dans la philosophie des Hindous. Nous consacrerons à la doctrine des soufis un ar­ticle particulier. —En général, on peut dire que la philosophie chez les Arabes, loin de se borner au péripatétisme pur, a traversé à peu près toutes les phases dans lesquelles elle s’est montrée dans le monde chrétien. Nous y retrouvons le dogma­tisme, le scepticisme, la théorie de l’émanation et même quelquefois des doctrines analogues au spinozisme et au panthéisme moderne (voy. Tho­luck, loco cit.). Nous renvoyons, pour des informations plus détaillées sur les philosophes arabes et leurs doctrines, aux articles Kendi, Farabi, Ibx-Sina, Gazali, Ibn-Badja, Ibn-Gebirol, Ibn-Tofaïl, Ibn-Roschd, Maimonide.

Les derniers grands philosophes des Arabes florissaient au xn° siècle. A partir du xme, nous ne trouvons plus de péripatéticiens purs, mais seulement quelques écrivains célèbres de phi­losophie religieuse, ou si l’on veut, des motecal­lemin, qui raisonnaient philosophiquement sur la religion, mais qui sont bien loin de nous pré­senter le vrai système de l’ancien calâm. Un des plus célèbres est Abd-al-rahmân ibn-Ahmed alAïdji (mort en 1355), auteur du Kitâb al-maivakif —(livre des stations), ou Système du calâm. imprimé à Constantinople, en 1824, avec un commentaire de Djordjâni.

La décadence des etudes philosophiques, no­tamment du péripatétisme, doit êti 3 attribuée à l’ascendant que prit, au xne siècle, la secte des ascharites dans la plus grande partie du monde musulman. En Asie, nous ne trouvons pas de grands péripatéticiens postérieurs à Ibn-Sina.

Sous Salàh-eddîn (Saladin) et ses successeurs, l’ascharisme se répandit en Egypte, et à la même époque il florissait dans l’Occident musulman sous la fanatique dynastie des Mowahhcdîn ou Almohades. Sous Almançour (Abou-Yousouf Yaakoub), troisième roi de cette dynastie, qui monta sur le trône en 1184, Ibn-Roschd, le dernier grand philosophe d’Espagne, eut à subir de graves persécutions. Un auteur arabe espagnol de ces temps, cité par l’historien africain Makari, nomme aussi un certain Ben-Habîb, de Séville, qu’Almamoun, fils d’Almançour, fit condamner à mort à cause "de ses études philosophiques, et il ajoute que la philosophie est en Espagne une science haïe, qu’on n’ose s’en occuper qu’en secret, et qu’on cache les ouvrages qui traitent de cette science (Manuscr. arabes de la Biblioth. nationale, n° 705, fu44 recto). Partout on prêchait, dans les mosquées, contre Aristote, Farabi, IbnSina. En 1192, les ouvrages du philosopne AlRaon Abd-al-Salàm furent publiquement brûlés à Bagdad. C’est à ces persécutions des philo­sophes dans tous les pays musulmans qu’il faut attribuer l’extrême rareté des ouvrages de philo­sophie écrits en arabe. La philosophie chercha alors un refuge chez les Juifs, qui traduisirent en hébreu les ouvrages arabes, ou copièrent les originaux arabes en caractères hébreux. C’est de cette manière que les principaux ouvrages des philosophes arabes, et notamment ceux d’ibnRoschd, nous ont été conservés. Gazâli lui-même ne put trouver grâce pour ses ouvrages purement philosophiques ; on ne connaît, en Europe, aucun exemplaire arabe de son résumé de la philosophie intitulé Makâcid al-falâsifa (les Tendances des philosophes), ni de sa Destruction des philo­sophes, et ces deux ouvrages n’existent qu’en hebreu (voy. Gazali). Dans cet état de choses, la connaissance approfondie de la langue rabbinique est indispensable pour celui qui veut faire une étude sérieuse de la philosophie arabe. Les Ibn-Tibbon, Levi ben-Gerson, Calonymos benCalonymos, Moïse de Narbonne, et une foule d’autres traducteurs et commentateur ? peuvent être considérés comme les continuateurs des philosophes arabes. Ce fut par les traductions des Juifs, traduites à leur tour en latin, que les ouvrages des philosophes arabes, et même, en grande partie, les écrits d’Aristote, arrivèrent à la connaissance des scolastiques. L’empereur Frédéric II encouragea les travaux des Juifs ; Jacob ben-Abba-Mari ben-Antoli, qui vivait à Naples, dit, à la fin de sa traduction du Com­mentaire d’Ibn-Roschd sur VOrganon, achevée en 1232, qu’il avait une pension de l’empereur, qui, ajoute-t-il, aime la science et ceux qui s’en occupent. —Les ouvrages des philosophes arabes, et la manière dont les œuvres d’Aristote par­vinrent d’abord au monde chrétien, exercèrent une influence décisive sur le caractère que prit la philosophie scolastique. De la dialectique arabico-aristotélique naquit peut-être la fameuse querelle des nominalistes et des réalistes, qui divisa longtemps les scolastiques en deux camps ennemis. Les plus célèbres scolastiques, tels qu’Albert le Grand et Thomas d’Aquin, étudiè­rent les œuvres d’Aristote dans les versions la­tines faites de l’hébreu (voy. sur cette question, le savant ouvrage de Jourdain, Recherches cri­tiques sur l’âge et sur l’origine des traductions latines d’Aristote). Albert composa évidemment ses ouvrages philosophiques sur le modèle de ceux d’Ibn-Sina. La vogue qu’avaient alors les philosophes arabes, et notamment Ibn-Sina et Ibn-Roschd, résulte aussi d’un passage de la Di­vina commedia du Dante, qui place ces deui pbilosopbes a” milieu des plus célèbres Grecs, et