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12 ABSTRACTION.

a reçu le nom d’abstraction, la décomposition de l’objet concret ne se fait que mentalement. L’esprit cesse alors d’envisager l’objet dans la simultanéité de ses propriétés, pour attacher son attention à une seule d’entre elles, qui se trouve alors comme détachée de l’ensemble auquel elle adhérait, et devient ainsi l’objet d’une notion dite abstraite. Placé que je suis en présence d’un corps, je puis, s’il me plait, me borner à l’envisager dans son existence et dans la réunion de ses qualités, et l’idée que j’en obtiens alors est une idée concrète, ainsi appelée parce qu’elle porte sur un ensemble de qualités adhérentes à un même sujet. Mais je puis aussi, détachant mon attention de l’ensemble de ces qualités, la concentrer sur une seule, telle que la couleur, ou le volume, ou la forme, et il y a lieu alors pour moi à une idée abstraite. De même, dans l’ordre psychologique, je puis avoir, d’une part, l’idée concrète du moi envisagé en tant que substance, siège de tout un ensemble de phénomènes, et sujet d’un certain nombre de facultés ; mais je puis aussi, d’autre part, éliminant par la pensée tous les attributs et tous les phénomènes du moi, sauf un seul, concentrer mon attention sur celui-ci, ainsi isolé de l’ensemble auquel il appartient, et obtenir par ce procédé des idées abstraites, telles que celles de volition, de passion, de désir, de jugement, de conception, de souvenir. Que si nous essayons de pénétrer, de l’ordre des sens et de celui de la conscience, dans l’ordre de la raison, ici encore nous trouverons lieu pour l’esprit à l’acquisition d’idées soit concrètes, soit abstraites. La notion de Dieu, en tant que substance infinie, est une idée concrète. Mais je puis encore envisager en Dieu tel ou tel attribut en particulier, par exemple la sagesse, la bonté, la justice, et obtenir ainsi autant d’idées abstraites.

Bien que le terme d’idées abstraites soit fréquemment employé pour désigner des idées générales, il n’est pas vrai toutefois que le caractère de généralisation se joigne constamment et nécessairement au caractère d’abstraction. Toute idée générale, assurément, est abstraite ; car la conception du général ne peut avoir lieu qu’à la condition d’éliminer tout ce qui est spécial, individuel, accidentel, variable, c’est-à-dire à la condition d’abstraire. Mais la réciproque n’est pas vraie, et l’on ne saurait dire que toute idée abstraite soit en même temps idée générale. Quand je juge que la couleur est une qualité seconde des corps, l’idée de couleur, en cette occasion, est une idée en laquelle le caractère de généralisation s’allie au caractère d’abstraction. Cette notion est générale ; car elle porte sur un objet qui n’est ni la couleur blanche, ni la couleur rouge, ni aucune autre couleur spécialement, et qui, par conséquent, n’a rien de déterminé. Elle est abstraite, parce que l’objet auquel elle a trait, la couleur, n’est point chose qui existe réellement par elle-même et indépendamment d’un sujet d’inhérence. Il y a dans notre domaine intellectuel un grand nombre d’idées qui, à l’exemple de celle-ci, sont tout à la fois abstraites et générales ; mais il en est aussi qui ne sont qu’abstraites, et chez lesquelles ne se trouve pas le caractère de généralisation ; telle, par exemple, l’idée de la couleur de tel ou tel corps. Une telle notion est abstraite : on en voit la raison ; mais est-elle en même temps générale ? Assurément non ; car son objet n’est pas la couleur envisagée d’une manière absolue, mais bien la couleur de tel corps individuel et déterminé.