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4 ABAILARD.

qu’il acheva ses jours dans une humble soumission à l’Église et dans la pratique des plus austères vertus. Il mourut en 1142, au prieuré de Saint-Marcel.

Abailard est un des personnages les plus célèbres du moyen âge. La gloire qui environne son nom est principalement due aux agitations de sa vie, à ses malheurs, au dévouement d’Héloïse ; mais il y a aussi des droits par son génie, par ses travaux, par les grandes choses qu’il accomplit et l’influence qu’il exerça.

Il appartenait à cette chaîne de libres penseurs qui commence au neuvième siècle avec Scot-Erigène, et qui se continue à peu près sans interruption jusqu’aux temps modernes. Il reconnaissait que notre intelligence a des limites qu’elle ne peut sans présomption (Theologia christiana, dans le Thesaurus Anecdotorum de Mmartenne) ; se flatter de franchir ; mais il croyait que dans les matières qui sont du domaine de la raison, il est inutile de recourir à l’autorité, in omnibus his quoe ratione discuti possunt non esse necessarium, auctoritatis judicium. Il voulait même que dans les questions purement religieuses, la foi fût dirigée par les lumières naturelles. Suivant lui, il n’appartient qu’aux esprits légers de donner leur assentiment avant tout examen. Suivant lui encore, une vérité doit être crue, non parce que telle est la parole de Dieu, mais parce qu’on s’est convaincu que la chose est ainsi. Ajoutez qu’il admirait les philosophes de l’antiquité, comme aurait pu le faire un écrivain de la Renaissance. Il consacre plusieurs chapitres de son ouvrage de la Théologie chrétienne à louer leurs vertus, les préceptes de conduite qu’ils ont donnés, leur genre de vie, leur continence, leur doctrine (Theol. christ., p. 1205 à 1235 ; il exalte l’humilité de Pythagore, il met Socrate au rang des saints il trouve que Platon donne une idée plus haute que Moïse de la bonté divine : Dixit et Moises omnia a Deo valde bona esse facta, sed plus aliquantulum laudis divinoe bonitati Plato assignare videtur.

Dans le débat sur la nature des universaux auquel nous avons vu qu’il prit une part importante, Abailard adopta une opinion intermédiaire, qui n’était ni le nominalisme, ni le réalisme. À ceux des réalistes qui faisaient consister l’essence des individus dans le genre, il répondait que, s’il en est ainsi, et si le genre est tout entier dans chaque individu, de sorte que la substance entière de Socrate, par exemple, soit en même temps la substance entière de Platon, il s’ensuit que, quand Platon est à Rome et Socrate à Athènes, la substance de l’un et de l’autre est en même temps à Rome et à Athènes, et par conséquent en deux lieux à la fois ; que de même, quand Socrate est malade, Platon l’est également ; que les contraires se réunissent en un même sujet, puisque l’homme qui est doué de raison et un animal qui en est privé, appartiennent tous deux au même genre, sont une même substance (Ouvrages inédits d’Abailard, p. 513-517 ; préface, p. 133 et suiv.). Aux partisans d’un réalisme plus modéré qui se bornaient à considérer les genres et les espèces comme des manières d’être appartenant en commun, indistinctement, indifferenter, à plusieurs individus, il reprochait d’aboutir à des conclusions contradictoires par la confusion de l’individu et de l’espèce, du particulier et de l’universel. Si, en effet,