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ABAILARD. 3

tion de la dialectique à la théologie chrétienne, essaya d’expliquer le mystère de la trinité, publia sous le titre d’Introduction à la théologie, une exposition lucide et savante de sa doctrine ; mais au fond il excita moins d’enthousiasme que de répulsion. On blâma la nouveauté de ses sentiments et l’alliance des auteurs profanes et des Pères dans un traité sur le plus profond des dogmes ; on lui reprocha d’avoir enseigné sans avoir appartenu à l’école d’aucun maître, sine magistro. Albéric et Lotulphe de Reims, qu’il avait connus à Laon, le dénoncèrent comme hérétique, et cité devant le concile de Soissons, en 1121, il fut condamné à brûler lui-même son livre, et à être enfermé pendant toute sa vie au monastère de Saint-Médard. Bientôt rendu à la liberté, sous la condition de retourner à l’abbaye de Saint-Denis, il s’avisa de soutenir, d’après Bède, que Denis l’Aréopagite avait été évêque de Corinthe et non d’Athènes, d’où il s’ensuivait qu’il n’était pas le même, comme on le croyait alors, que l’apôtre des Gaules. Une fuite rapide le déroba, non sans peine, aux nouveaux orages que souleva contre lui cette opinion et, bien que retiré sur les terres du comte de Champagne, il ne put se croire en sûreté qu’après que Suger, nouvellement élu abbé de Saint-Denis, lui eut permis d’aller vivre où il voudrait. Il se choisit alors une solitude près de Nogent-sur-Seine, aux bords de la rivière d’Ardusson, où ses disciples vinrent le trouver, et lui bâtirent un oratoire qu’il dédia à la Sainte-Trinité sous le nom de Saint-Esprit ou Paraclet. Dans les années suivantes, il fut choisi pour abbé par les moines de Saint-Gildas en Bretagne, qu’il essaya vainement de réformer (1126) ; il établit au Paraclet Héloïse et ses compagnes, dépossédées du couvent d’Argenteuil (1127) ; enfin il reparut à Paris, où, en 1136, au témoignage de Jean de Salisbury, il enseignait encore sur la montagne Sainte-Geneviève, théâtre de ses premiers succès. De cruelles infortunes et une longue expérience des choses et des hommes n’avaient pas tari en lui cette passion immense de la nouveauté et de la dispute qui avait fait sa gloire et en partie, son malheur. Il pensait, il parlait, il écrivait aussi librement qu’aux premiers jours de sa jeunesse ; mais il traitait des sujets tout autrement épineux, sinon plus graves, et il avait contre lui les champions les plus justement célèbres de l’orthodoxie chrétienne. Guillaume, abbé de Saint-Thierry, ayant jugé quelques-unes de ses opinions peu fondées, en référa à saint Bernard ; celui-ci avertit Abailard, et, ne pouvant obtenir de lui une rétractation, se décida, non sans quelque crainte d’un si redoutable adversaire, à l’attaquer publiquement devant le concile de Sens que présida Louis VII en personne (1140). Abailard, qui avait provoqué ce débat dans l’espérance de la victoire, ne se défendit pas ; on ignore pour quel motif, et se borna à en appeler au pape. Mais avant qu’il fût parti pour Rome, la sentence de la condamnation était confirmée, et Innocent II, plus sévère que le concile ordonnait qu’on le renfermât et qu’on brûlât ses livres. Pierre le Vénérable, auprès duquel il avait trouvé un refuge à l’abbaye de Cluny, l’engagea à se résigner, à se réconcilier avec saint Bernard et à entrer dans son monastère. Abailard consentit à tout ; et soit qu’un dernier échec eût abattu son courage et son orgueil, soit que les conseils du pieux abbé eussent fait sur lui une impression profonde, tous les historiens s’accordent à dire


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