Page:Francis de Miomandre - Écrit sur de l'eau, 1908.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mesure du moins où l’on pouvait le deviner sous le double masque de la carapace) grasse et rebondie, autant le vautour de M. de Meillan faisait peine à voir. Mélancolique et affectueux, il se traînait avec lenteur, quêtant une caresse pour la démangeaison de sa tête à défaut d’une pâture pour sa faim. Ayant perdu depuis longtemps l’espoir et même la notion d’une nourriture carnée, il gardait encore quelques illusions au sujet des légumes, et il lui arrivait parfois de découvrir un navet ou une couple de haricots qu’il dévorait avec un sombre plaisir. Le reste du temps, afin de ne rien perdre de la substance ainsi emmagasinée, il s’étudiait à demeurer le plus inerte possible sur le perchoir qu’Eugénie lui avait installé dans l’embrasure de la fenêtre de la cuisine. Là, les yeux fixes, il rêvait… il rêvait à l’Afrique natale et à l’étrangeté du Sort, qui l’en avait arraché pour le livrer entre les mains de l’oncle Adolphe, lequel avait pris le bateau pour venir l’offrir à son frère Pierre, en même temps que le frac destiné à son neveu Jacques.

Ah ! les bonnes parties dans le jardin d’Ekmühl, près d’Oran, où vivait l’oncle Adolphe ! Les bons repas, en vraie viande, partagés avec l’émouchet, si spirituel et si frétillant, le grand-duc, un peu sombre, mais tout de même très distingué, très chic de ton et d’allures, et les petites pies-grièches, espiègles et sournoises… On était entre soi… On se promenait à l’air du bon Dieu… Tandis qu’aujourd’hui… Oh ! cette cour d’un appartement à la rue des Arcades ! Il avait essayé, un jour, de s’envoler, oubliant qu’il avait une aile rognée ; et il était tombé à plat dans la rue, et il avait été ramassé par un employé de la Banque qui précisément montait présenter à M. de Meillan une traite en souffrance… Depuis, il vivait morne. Son seul plaisir était, le soir, de venir saluer son maître. Et celui-ci