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personne présente. C’était un bien petit bonheur d’être assis dans un magasin de parfumerie. Eh bien ! si notre héros avait eu le moins du monde l’expérience de la vie, il n’en aurait pas convenu. Car, de cet instant, datèrent le trouble et le bouleversement dans son existence : l’Amour qu’il n’avait attendu que pour minuit, à quatre heures moins le quart entra dans son existence et lut son maître.

Comme il était assis, ivre de parfums divers et tranquille à attendre, voici que se retourna vers lui une dame blonde, du blond idéal et princier des teintures, la figure rayonnante et mate éclairée de deux yeux bleu-changeant, fine, longue, vaporeuse, divine, et cependant vivante, humaine, une dame qu’il ne pouvait déjà plus décrire, une apparition tangible, et pourtant à deux mille lieues de toute approche. Et cette dame parlait, comme tout le monde, daignait employer la langue vulgaire et quotidienne que les marchands comprennent, consentait à discuter avec ces êtres inférieurs, si stupides qu’ils n’avaient même pas l’air de se douter que c’était Elle. Le faisaient-ils exprès ?…

Elle disait :

— Vous me donnerez un pot de Crème Simon. Votre dernier raisin n’était pas frais. Veuillez m’en montrer un plus tendre.

Certes, il fallait être le dernier des hommes pour ne point s’apercevoir qu’elle éteignait, à dire ces banalités, le son d’une voix magique. Jacques de Meillan n’était pas le dernier des hommes. Il savait voir, derrière les apparences sociales, les réalités vraies qui font du monde une vaste féérie. Il comprit ce qu’il avait sous les yeux, et il se sentit appelé par la voix d’un être invisible, qui parlait du fond de son cœur.