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depuis des temps immémoriaux, les empêcher, malgré parents et pensionnats, de commettre des sottises, elle sortit de sa maison sans qu’on s’en aperçût, ayant mis un chapeau et un petit mantelet, et marcha droit devant elle, marmonnant un interminable monologue où elle prétendait confusément en avoir assez de tout, et se libérer, et ne plus jamais remettre les pieds chez elle, enfin des exagérations.


Tout-à-coup, — elle suivait la première allée du Prado depuis quelques instants, — elle faillit se heurter à un passant qui venait en sens inverse. Elle reconnut Jacques de Meillan, qui était pâle et bouleversé autant qu’elle-même le parût à Jacques. Ils se regardèrent d’une manière hagarde, sans comprendre… Ils revenaient, chacun, de si loin !… Ce double choc, immobilisant net les machines de leurs corps, laissait leurs âmes affolées, terribles, comme une vapeur sans issue.

— Que faites-vous ? dit Jacques.

— Et vous ? répondit Juliette,

Ils se regardèrent de nouveau et ils eurent la magnétique révélation que tous deux souffraient de l’amour des autres. Mais ils se turent, et leurs mains seules s’étreignirent, pour se comprendre. Brusquement, Jacques glissa son bras sous celui de Juliette, et, l’entraînant avec une violence douce, il lui dit :

— Allons-nous en !

Et Juliette, docile, le suivit, et ils marchèrent côte à côte et d’un même pas, collés l’un à l’autre de l’épaule à la hanche, vite, vite, sous le clair de lune.

Ils s’en allaient, heureux d’être deux, vers n’importe quoi, disant de temps à autre d’une voix étranglée par l’immense amertume qui les emplissait :