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Le cercle se resserrait de plus en plus et il y eut de telles poussées de la circonférence sur le centre que ceux du milieu, pour ne pas tomber, furent obligés de s’appuyer sur le gardien. Nul n’avait osé le toucher encore ; mais cette fois dix mains le pressèrent, ce contact le mit en fureur ; son premier ahurissement passa, effacé sous l’indignation. « Quoi ! un officier de la paroisse subir le sale attouchement de ces vagabonds, de ces sous-pauvres ! » Et des pieds et des poings il essaya de se tailler une trouée vers la porte. Grand et vigoureux, chaque coup qu’il portait faisait bonne besogne. Les tibias nus craquaient sous ses gros souliers ferrés, et sous sa boxe savante se pochaient les yeux, s’aplatissaient les nez et s’endommageaient les mâchoires. Et allez-y, et allez-y ! Sur chair de pauvre on peut taper ; c’est aussi amusant que sur tête de Turc.

Mais les tramps, furieux à leur tour, ripostèrent. Quand le nez saigne, qu’une dent tombe ou qu’un œil se tuméfie, au diable le respect sacré de l’autorité. Les esclaves relevèrent l’échine, les chiens fouettés se regimbèrent et mordirent.

Écrasé sous le nombre et la grêle de coups, le gardien s’écroula entraînant quatre ou cinq combattants dans sa chute : « Ah ! lâches ! hurla-t-il, tas de Prussiens ! Quarante contre un ! c’est trop. »

Car depuis la guerre franco-allemande la cause des succès de la Prusse est restée proverbiale chez le peuple anglais.

Un tas hideux s’agita au-dessus de cet homme, et tous le frappaient à l’envi avec des hou féroces, étouffant sa voix qui vainement criait : Help ! help ! murder ! (à l’aide ! à l’aide ! au meurtre !)

Dans la salle voisine, les femmes entendant le tumulte, et brûlant de se mêler à la bagarre, meurtrissaient leurs poings à la porte, redoublant leurs furieux appels :

— Ouvrez donc ! ouvrez ! nous ferons de sa peau un ragoût irlandais ! (Irish stew.)

On lui arracha les clefs et on ouvrit aux femelles.

Elles n’entrèrent pas d’abord ; mais, prudentes, effarées, contemplèrent la scène. Il était environ trois heures, le soleil d’hiver passant ses rayons par les hautes fenêtres éclairait le groupe, fouillant de ses clartés les nudités des tramps. Une vieille hideuse, dont la face tannée par soixante ans de marche par les grands chemins avait des tons des basanes de vieux livres, se hasarda la première. Ses cheveux en broussaille, où pendant des lustres n’étaient entrées les dents d’un peigne, ressemblaient à des mèches de cette étoupe que depuis quarante années peut-être l’administration des pauvres la forçait à extraire chaque matin, avec ses ongles, des vieux cordages au rebut des navires britanniques.

Curieuse et un peu apeurée, elle regarda quelques secondes,