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la braise, tandis que leurs narines extasiées humaient le parfum.

Un instant ils eurent l’idée qu’ils auraient part au festin. Le gardien, un bonhomme, au fond, leur ménageait cette surprise.

Et ils attendirent haletants sur leur lit.

Mais une heure s’écoula, puis deux, et avec cette dernière s’envola tout espoir, d’autant plus vite que la cloche agaçante se mit à sonner furieusement le prêche. Alors, à l’unisson, ils poussèrent de grands cris.

D’autres cris aigus et furieux répondirent ; ceux des trampesses, enfermées dans la salle d’à côté, au nombre d’une vingtaine et qui, elles aussi, forcées de dormir et ayant humé les vapeurs des cuisines, s’agitaient.

— Eh bien, quoi ! mes petits enfants, dit le gardien en faisant irruption, on n’est pas content du dodo, on oublie que le black hole (cachot) est à la portée de trois coups de pied dans le derrière ? Silence, mes lapins, ou, vous savez, pas de nanan dans le trou.

C’est son brouet glaireux qu’il appelait le nanan. Aussi les tramps, qui venaient de savourer l’odeur d’un autre, redoublèrent, indignés, leurs clameurs.

— Nos effets ! nous voulons nos effets !

Et dans le tumulte, des voix plus hautes s’élevèrent :

— Du pain ! du ragoût !

Alors tous crièrent à tue-tête :

— Puisqu’on nous garde malgré nous, qu’on nous traite comme les pauvres.

— Du pain, du ragoût !

Ils riaient, se grisant à cette pensée qu’on pouvait les traiter comme les pauvres ordinaires, leur donner du pain et du ragoût.

Et, s’étant jetés hors de leur couche, avec de grands cris et de grands gestes ils entourèrent le gardien.

Demi-nus, avec leurs faces hâlées, couturées, couvertes des stigmates des vices génériques et de la vieille misère sans arrêt et sans espoir, jeunes et vieux, barbe inculte et front ridé, leur chemise dansant sur leur maigre carcasse, l’œil hagard et comme épouvantés de leur propre rage, ils effrayèrent le gardien qui pour un instant perdit son calme saxon.

— Mes amis, balbutia-t-il, mes amis !

Mais ils le poussaient au milieu de la salle, ayant refermé la porte, resserrant leur cercle, le menaçant, criant comme des forcenés : « Nos habits ou du ragoût ! nos habits ou du ragoût ! » tandis que de grands coups ébranlaient la porte de communication avec les femmes, qui criaient derrière :

— Nous voulons sa peau, ouvrez, ouvrez !

Le bruit de la cloche du workhouse, le carillon d’une église voisine empêchaient le tumulte de dépasser le mur du vagrant-ward, et cela joint à l’absence d’une partie du personnel en congé le dimanche et à la présence du reste à la chapelle, explique comment fut possible la scène qui se passa.