ciens. Laurier eut comme premier missionnaire le P. Lecoq, curé de Sainte-Rose, qui deux fois par mois venait y exercer son ministère. Il avait choisi comme pied-à-terre la demeure d’Olivier Trottier. Tout proche se trouvait une petite maison bien humble et misérable : ce fut la première église de nos colons.
Comment on voyageait alors ? Le plus souvent à pied, parfois dans une charrette tirée par un bœuf ou un cheval. La vie était très primitive ; mais malgré tout, au dire de plusieurs, les gens se montraient satisfaits de leur sort. Le travail était pénible : déboiser le terrain, le défricher et rendre le sol meuble représentait une besogne de longue haleine. Certains des colons ne savaient pas manier la hache, ni traire les vaches, le lait coulant plus aisément dans les manches que dans le récipient. À la veillée, on en faisait des gorges chaudes ; mais ils restaient tous de bonne humeur, car les quelques acres en culture rendaient abondamment. Il faut avouer, néanmoins, que des colons à collet blanc, en mangeant leur pain noir, l’ont trouvé bien amer. La vie était pour eux trop monotone ; les distractions de ce temps ne leur disaient rien. Alors ils envisageaient la perspective du retour. Mais plusieurs restèrent, encouragés malgré tout par des amis placés dans les mêmes conditions et qui estimaient leur avenir assuré.
Quelques traits d’impétuosité et d’excentricité de colons fantasques sont demeurés légendaires. Certain hiver, il avait neigé en abondance durant plusieurs jours. Le fourrage diminuant pour ses animaux, un Français partit pour aller chercher du foin aux meules gardées en réserve dans la prairie. Comme les chemins étaient fort mauvais, il versa trois fois avec son fardeau et trois fois il dut recharger. À la quatrième, il mit froidement le feu au tas de foin en disant d’un air malin : « Tu ne m’auras plus !… »
Le même individu avait été empêché longtemps de battre son grain, à cause de la pluie qui tombait sans répit depuis plusieurs jours. Enfin, le soleil se montre ! Notre homme court prendre son fusil et fait feu à deux reprises dans la direction de l’astre impassible : « Tiens, mon coquin, tu mérites bien cela !… »
L’abbé Pierquin s’éloignait par la pensée de Laurier pour évoquer d’autres souvenirs. Que de Français et de Françaises il a coudoyés au Manitoba, sans parler de Maurice Constantin-Weyer, dont il bénit le mariage avec une jeune Métisse de Saint-Daniel ! Retenons au passage les noms de deux lieutenants de réserve, Bernard de Malglève et Henri de Saint-Hilaire, dont l’aventure eut pour théâtre Grande-Clairière. Le premier faisait du colportage pour une maison de drogues. Ses moyens de locomotion reposaient sur un attelage de deux grands saint-bernard qu’il entourait de soins touchants. Arrivé à l’étape, ses premiers mots étaient : « Madame, veuillez donner à manger à mes chiens. Mes chiens d’abord, moi ensuite. » Les deux amis se battirent en duel, au revolver, pour les beaux yeux d’une fille. Il n’y avait pas eu de témoins. L’abbé les réconcilia et tout fut oublié. Les deux lieutenants firent la guerre et le nom de Bernard de Malglève se lit sur le socle du monument aux Français de l’Ouest morts pour la patrie, à Saint-Boniface.
L’ancien curé de Laurier, grandi à l’ombre de la cathédrale de Reims, s’était senti parfois envahi par la solitude, dans les mornes plaines du Manitoba. La médecine, jamais délaissée tout à fait, y avait apporté un dérivatif, comme aussi les cercles d’étude pour ses jeunes gens et une adhésion active au mouvement artistique et intellectuel. Il fut l’un des conférenciers à l’Alliance française de Winnipeg. Une perte partielle de la vue est venue interrompre toutes ces tâches. Mais l’abbé Pierquin montrait une belle résignation, satisfait de revivre ses nombreux souvenirs du temps passé.
Un coup d’œil sur quelques-uns des pionniers de l’endroit nous fera voir par quelles sortes de tribulations ils eurent à passer.
La première famille française arrivée à Laurier, en 1895, fut celle d’Octave Dutilleul, brasseur à Faufflin-Ricametz, près de Saint-Pol-sur-Termoise (Pas-de-Calais). Le cadet de ses fils, alors âgé de six ans, n’a pas oublié dans quelles conditions effroyables se fit le voyage d’une cinquantaine de milles de Neepawa au point de destination. Il fallut traverser, dans une charrette tirée par des chevaux, des forêts et des bourbiers dangereux. Pas de chemin de fer et pas d’arpentage fait dans la région : un vrai pays sauvage. Et de fait, on put voir de pleins chariots d’Indiens se dirigeant vers le Nord. Quelle impression sur le cerveau d’un gamin de six ans ! La question de la nourriture posait un grave problème, mais grâce aux lapins qui pullulaient, on ne mourut pas de faim. Au printemps, le poisson abondait. La première cabane des Dutilleul était construite en billots de trembles, recouverte de roseaux et de tourbe, avec la terre battue pour plancher. Une grosse toile venue de France tenait lieu de porte. La température était alors beaucoup plus rigoureuse qu’aujourd’hui. Même dans la belle saison, il gelait presque tous les mois, ce qui rendait le jardinage difficile.
Cette misère n’était cependant pas générale. Le grand malheur chez les Dutilleul, c’est que les parents, ne sachant pas travailler, se trouvaient sans défense contre une nature un peu rude et une situation exceptionnelle. Le père ne connaissait que son métier de brasseur ; la mère, fille de rentiers, ne savait rien faire de ses doigts. Les enfants allaient être à meilleure école.
M. Dutilleul, après avoir évoqué ces souvenirs qui remontent à plus d’un demi-siècle, en apprécie davantage le confort et l’aisance dont il jouit maintenant.
Ernest Béasse, qui vint à Laurier la même année, après un séjour à Sainte-Rose, était aussi du Pas-de-Calais. Il fut un grand bienfaiteur de la région en continuant d’utiliser ses connaissances médicales, comme il l’avait fait auprès des premiers colons de la Rivière-Tortue. À cinquante milles à la ronde, à toute heure du jour et de la nuit, il chevauchait à