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mystères se rappellent qu’il y apportait une onction pénétrante.

« Le célèbre abbé avait à l’avance excité une curiosité qui chez quelques-uns allait jusqu’à la méfiance — car Fannystelle avait des contradicteurs. Quand enfin on le connut, on dut convenir qu’il était de haute tenue. Lui-même avait trop d’expérience de la vie pour ne pas savoir que la médisance est un délassement de choix sous tous les climats ; en particulier il n’ignorait pas que son origine juive avait fait jaser plusieurs chrétiens de par ici. Il sentit que tout autour de lui on le surveillait. En ces conjonctures un peu déconcertantes pour un prêtre, il sourit avec patience. Il se mit sur ses gardes pourtant ; et avec des formes d’une courtoisie parfaite, il apporta a tous ses mouvements la réserve que son indiscutable finesse lui signalait comme une opportune et digne prudence. »

Cet extraordinaire projet de colonie poussé à coups de millions avait, en effet, ses détracteurs qui prédisaient un échec certain. La fondatrice et son intendant eurent quelque mérite à passer outre et à marcher de l’avant. Il faut dire que la chicane ouverte surgit seulement entre le chanoine et un autre prêtre parisien l’abbé Léon Muller. Celui-ci, qui devait être, l’année suivante, une sorte de premier curé-éclair de la paroisse de Saint-Hubert, en Saskatchewan, surveillait les intérêts du jeune comte Pierre de la Forrest-Divonne, propriétaire de deux fermes au nord de Fannystelle. L’abbé avait fait l’acquisition d’une autre ferme à son nom. Il eut souhaité que le bourg en formation inclinât de ce côté et sa tentative pour faire modifier le plan échoua complètement. L’échange de propos entre les deux abbés fut vif, mais enveloppé dans des formules d’une extrême courtoisie. Muller, ayant intenté un procès ecclésiastique à son antagoniste devant l’autorité religieuse de Paris, fut débouté de son action.


Le chanoine Rosenberg y célèbre la première messe

Le lendemain même de son arrivée, le chanoine Rosenberg, qui en avait obtenu l’autorisation de l’archevêque de Saint-Boniface, célébra la première messe dans la petite chapelle en bois à peine achevée.

« Nous avons gardé de cette première messe à Fannystelle, écrit Noël Bernier, une impression qui dure encore. Dans l’humble église toute neuve, les sièges manquaient naturellement : on apporta quelques chaises du voisinage, mais le plus grand nombre des fidèles durent entendre l’office debout. Adolphe Véroneau, le maître de poste, entre parenthèses, le pionnier des marchands, avait, la veille au soir, transporté à l’église le petit harmonium de sa maison. Durant la messe, Véroneau, sa femme et leur fille aînée firent les frais de la musique. Ce qu’ils chantèrent ? Les bons vieux cantiques venus de France et popularisés dans le Bas-Canada, car la famille Véroneau était canadienne-française et arrivait en droite ligne de la province de Québec. Dans le recul des années, nous nous rendons compte que le petit harmonium et les voix simples de ces simples gens purent causer quelque surprise aux Parisiens. Mais ces Parisiens-là étaient trop véritablement grands seigneurs même pour sourciller. Bien au contraire, l’office terminé, ils remercièrent les modestes musiciens et se mêlèrent avec une grâce aisée à la petite foule qui évolua quelque temps aux abords de la chapelle.

« Quant au chanoine Rosenberg et à Bernier, qui avaient depuis de longs mois travaillé conjointement à fonder une œuvre catholique et française, cette messe, célébrée sur le lieu même de leur labeur, au milieu d’une population déjà méthodiquement installée, leur fut d’un profond réconfort. N’était-ce pas la réalisation de ce qu’ils avaient voulu ? Aussi, lorsque Rosenberg eut, plus tard dans la journée, fait le tour des trois grandes fermes — Sainte-Marthe, Sainte-Monique et Saint-Stanislas — il se rapprocha du télégraphe et câbla à la comtesse d’Albuféra ces trois mots : « Fannystelle, merveille, consolation ». »

Le 21 septembre, ce fut la bénédiction de l’église paroissiale. Mgr Taché, souffrant, y délégua le vieux vétéran français des missions du Nord, Mgr Henri Faraud, à la retraite à Saint-Boniface. Autour de l’évêque, du chanoine et des autres membres du clergé, se tenait le groupe des Parisiens, la plupart nouveaux venus : le marquis de Bonneval, Pierre Berlioz, Henri de La Borderie, Félix de Caqueray, Pierre Gasperini, André Lafon, Pierre Rosenberg, Joseph Le Verdois, Louis Allart. Les principaux notables de Saint-Boniface étaient présents : le maire et Mme Bernier, le sénateur et Mme Girard, le juge et Mme Dubuc, le député aux Communes Larivière.

Le journal de ce dernier, Le Manitoba, dégagea ainsi le sens de l’événement : « Cette fondation rappelle le souvenir des premiers temps de la Nouvelle-France, alors que clergé, gentilshommes, nobles dames, soldats et paysans, venaient au Canada ou s’intéressaient à son sort, pour Dieu et pour le Roi. »

Trois jours après cette cérémonie, le chanoine Rosenberg repartait pour son pays. Et la feuille de Saint-Boniface d’écrire : « Il laisse ici le souvenir d’une âme généreuse, active et dévouée, d’un esprit éclairé et capable de grandes choses. »

Beaucoup plus tard, la comtesse d’Albuféra étant morte, les escroqueries retentissantes du chanoine défraieront la chronique internationale et entraîneront sa condamnation par contumace, alors que son sosie, après une odyssée drolatique, sera arrêté dans un port du Levant. Mais ce scandale ne se relie d’aucune manière à l’entreprise de colonisation manitobaine. En ce qui concerne cette dernière, la conduite de Rosenberg fut non seulement exempte de tout blâme, mais fort honorable. Au dire de Noël Bernier, la fondation de Fannystelle « doit être considérée comme un effort précis d’expansion française à teinte nettement chrétienne — et non pas comme une aventure hasardeuse qui a eu le bonheur de bien tourner ».