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Breton — du diocèse de Vannes, venait y commencer une carrière de grandeur épique, d’une durée de soixante ans. Soixante années de courses ininterrompues et pleines de dangers chez les Indiens et les Blancs ! Il devait transformer peu à peu les indigènes d’un territoire de quarante mille milles carrés. Son enthousiasme, son inaltérable bonne humeur, sa ténacité finirent par triompher de toutes les résistances, de toutes les sorcelleries. Le P. Thomas est un contemporain qui nous relie étroitement au passé : il est mort nonagénaire, le 3 février 1957, sur le champ même de ses longs labeurs. Par faveur spéciale, au lieu de transporter son corps à Mission, lieu habituel de sépulture des Oblats de la Colombie, on l’a inhumé à la mission Saint-Joseph de Williams Lake, pour ne pas l’enlever à une population qui le vénérait, au milieu de laquelle s’était passée toute sa vie d’apôtre.


L’histoire d’un talisman et les dessous du désastre de Waterloo

Nombreux sont en Colombie-Britannique, on l’a vu, les noms français rappelant des personnages historiques ou des incidents du passé, et nous n’en avons cité qu’une faible partie. Sait-on qu’il existe un lac Foch, des monts Déroulède, Joffre, Pétain, Auriol, un glacier Clemenceau ? Le village de Tranquille, sur le lac Kamloops doit son nom français à un chef de tribu indienne. Le lac La Hache et la localité du même nom se rattachent à quelque épisode du temps de la traite des fourrures ou des expéditions de découverte. Entre le Fraser et la rivière Thompson, il y a la rivière Bonaparte, qui se jette dans le lac Bonaparte ; un centre du voisinage porte aussi le nom de North-Bonaparte. Ces appellations géographiques remontent à l’époque où les Indiens étaient les seuls maîtres du pays. On sait quelle admiration sans borne ils avaient pour le grand Napoléon. La tribu des Squamish, dont les Oblats ont réussi à faire des chrétientés modèles, se flattait d’avoir contribué à la puissance et à la gloire de l’illustre Empereur. Mieux encore, elle connaissait le secret de sa chute retentissante. C’est une légende, sans doute, mais sait-on jamais quelle part de vérité historique peut renfermer une légende indienne…

Au temps de l’invincible guerrier français, dont le bruit des hauts faits d’armes parvenait sur la côte du Pacifique par la bouche de navigateurs russes, un malheur étrange survint dans une famille renommée des Squamish. À la suite de nombreux décès successifs, elle se trouva réduite à un seul membre mâle vivant — un chef très vieux, héros de nombreux combats et possesseur d’un précieux talisman, grâce auquel lui et ses ancêtres avaient triomphé de tous leurs ennemis Ce trésor inestimable, qui consistait en un os minuscule extrait de la vertèbre d’un serpent de mer, ne pouvait passer entre les mains d’une faible créature féminine n’ayant rien à voir avec les choses de la guerre. À l’heure de sa mort, le vieillard réunit sa nombreuse parenté toute du même sexe : femmes, filles, brus, nièces de plusieurs générations. Il expliqua que le talisman devait aller à un homme qui, comme lui, n’avait jamais connu la défaite « Quand je ne serai plus, dit-il, envoyez-le, de l’autre côté de la grande mare salée, au Français toujours victorieux qu’on appelle Napoléon Bonaparte ». Ce furent ses dernières paroles.

L’ultime volonté du défunt paraissait de réalisation plutôt difficile. Cependant le lendemain, un petit navire qui faisait la chasse aux phoques vint mouiller dans le golfe. Tous les marins à bord parlaient russe, sauf deux qui se tenaient à l’écart et conversaient dans une autre langue. Ceux-ci vinrent à terre et s’entretinrent en français avec un voyageur de la Baie d’Hudson. On sut ainsi que les deux étrangers étaient des compatriotes du grand Français, idole et héritier du chef défunt. Ils étaient prisonniers des Russes, qui les traitaient en esclaves. Mis au courant de l’histoire de l’os mystérieux et priés de le faire parvenir à Napoléon Bonaparte, ils promirent de se dévouer à cette tâche par tous les moyens humainement possibles. L’équipage revint à bord et les Indiennes purent voir, du rivage, un sombre drame se dérouler sur le pont du bateau. Certains des hommes, en proie à de violentes contorsions, s’écrasaient comme une masse ; d’autres étaient aussi foudroyés sur place, le corps paralysé ou complètement désarticulé. Seuls les deux Français restèrent debout, fermes et intrépides. Le talisman du vieux chef indien agissait merveilleusement sur leurs ennemis. Les deux esclaves-prisonniers repartirent en conquérants. Lorsque le petit voilier s’éloigna du golfe, c’était l’un d’eux qui tenait la barre.

Le récit des Squamish ne dit pas comment les navigateurs atteignirent les côtes de France et remplirent leur mission auprès de l’Empereur. Détail bien inutile d’ailleurs, puisque le fameux talisman les préservait de tout danger. Sur les bords du Pacifique, les admirateurs et admiratrices de Napoléon eurent bien vite la preuve que le précieux objet était parvenu à son destinataire, car les échos de la lointaine Europe parlaient toujours de nouvelles victoires, de nouvelles nations conquises, et l’on ne doutait plus que l’illustre guerrier allait devenir maître du monde.

Mais un terrible malheur survint. La veille d’une grande bataille avec les Anglais, l’Empereur perdit son talisman ! Et ce fut le désastre de Waterloo.[1]

  1. G.-A. Morice, O.M.I., History of the Northern Interior of British Columbia, Toronto. 1905. — Histoire de l’église Catholique dans l’Ouest Canadien, Montréal. 1928.

    E. W. Connelly, The Oblates of Mary Immaculate, 1860-1910, Vancouver, 1910.

    Kay Cronin, Champions of the Cross (manuscrit). 1958.

    The Vancouver Sun Magazine, 29 janvier et 5 mars 1949, 2 janvier 1954.

    British Columbia Catholic, Jubilee Edition, Vancouver, 4 octobre 1953.

    La Revue Imperial Oil, Montréal, avril 1958.

    The Province, Vancouver, 14 juillet 1958.

    R. Geddes Large, The Skeena, River of Destiny, Vancouver, 1957.

    Pauline Johnson, Legends of Vancouver, Toronto, 1922.