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vers la demeure de ses compatriotes. À dix heures du soir, les voyageurs arrivaient enfin à destination. Les maîtres du lieu couchaient dans une chambre unique et étroite, décorée de panoplies de revolvers, de sabres et d’éperons. Devilder céda son lit au visiteur et bivouaqua dans l’écurie. Dès cette première rencontre, il fut entendu que le missionnaire viendrait chez ses nouveaux amis un dimanche par mois. Cela représentait pour lui, aller et retour, une course de 80 milles, sans autre moyen de locomotion que la voiture ou le cheval.

Le samedi qui précédait cette messe mensuelle s’achevait traditionnellement par une exquise soirée musicale au ranch Sainte-Anne. Un compatriote du voisinage, le Dr Soullier, s’installait devant un piano dont, à cause de son âge, on excusait les nombreuses déficiences, et le P. Voisin grattait un violoncelle de rencontre. La magnifique voix de basse de Devilder s’harmonisait très bien avec la douce voix de ténor du lieutenant de Torquat. Et le concert se prolongeait tard dans la nuit.

Le lendemain matin, quand la messe devait se dire au ranch Jeanne d’Arc — car elle alterna bientôt entre les deux établissements — tous montaient à cheval, aumônier en tête ; et à travers la prairie sans clôtures, la caravane franchissait allègrement les douze milles qui séparaient les deux poignées de colons. À la demeure des Beaudrap, perchée en nid d’aigle au flanc d’une coulée profonde, des sentinelles se tenaient aux aguets. L’alerte donnée, on hissait le drapeau tricolore au grand mât et l’arrivée, aux accents de la Marseillaise, prenait une allure triomphale. Entre ces compatriotes qui ne s’étaient pas vus le plus souvent depuis quatre semaines, des propos sans fin s’échangeaient et le missionnaire devait déployer toute sa diplomatie pour que la célébration ne commençât pas après midi.

La première messe au ranch Jeanne d’Arc laissa un souvenir impérissable. C’était le dimanche de la Fête-Dieu 1905. Les deux seuls bâtiments d’alors, en troncs d’arbres superposés, ne pouvaient contenir l’assistance venue de nombreux points à la ronde. Une décision fut vite prise et exécutée sur-le-champ. Le capitaine de Beaudrap conçut le plan d’un autel en feuillage qui surgit du sol comme par enchantement. Et la cérémonie se déroula en plein air, par un temps magnifique, dans un cadre impressionnant de nature sauvage et de recueillement.

Mais à l’enthousiasme et à la poésie champêtre des débuts allaient succéder quelques dures traverses. Au printemps qui suivit, un terrible feu de prairie dévasta le pays sur une longueur de 50 milles. Au ranch Sainte-Anne, on réussit à protéger la maison et l’écurie ; mais une partie de la nuit se passa à combattre l’incendie qui s’était communiqué à une meule de foin adjacente et détruisit le « corral » aux animaux. C’était un samedi marqué pour la visite du missionnaire et le P. Voisin se trouvait au milieu de ses amis lors de ces moments tragiques. La messe basse, célébrée de bonne heure le lendemain matin, fut d’une indicible tristesse. Officiant et paroissiens étaient harassés, fourbus, après cette longue lutte dans une mer de flammes et de fumée. Dieu merci, il n’y avait pas de victimes à déplorer, mais que de pertes matérielles pour la jeune colonie ! Le plus lamentable était le spectacle de trente beaux chevaux qui se tenaient tassés dans leur pâturage anéanti, le corps gonflé, les crins brûlés par le passage du redoutable fléau.

On se releva néanmoins de cette pénible épreuve. L’année suivante, la compagnie du ranch Sainte-Anne prit à sa charge la construction d’une coquette église. Elle n’était pas encore achevée lorsque Mgr Émile Legal, évêque de Saint-Albert, fit sa première visite pastorale. Ce fut un événement fameux dont le chef du diocèse devait garder toute sa vie un souvenir ému, aussi bien que la population. Tous les colons à cheval se portèrent à six milles au-devant du prélat, qui venait d’Innisfail en simple buggy. Il laissa ce modeste équipage pour prendre place dans une voiture tirée par six magnifiques chevaux gris attelés à la daumont. Quelle pompe inusitée pour cet enfant de Saint-Jean-de-Boiseau (Loire-Atlantique), ancien missionnaire des Pieds-Noirs ! « Jamais, écrira le visiteur émerveillé, aucun Gouverneur général n’avait voyagé dans un tel apparat à travers les prairies de l’Ouest ». Le lendemain, les officiers français coururent un steeple-chase en l’honneur de leur évêque et compatriote.


Le nom de Trochu apparaît sur la carte

Quatre ans après l’arrivée de Trochu, le nom du fondateur se substitue à celui de Sainte-Anne, avec le service du courrier postal. Mais l’installation est toujours modeste. Un seul bâtiment en billots abrite bureau de poste, magasin et « stopping place », en bordure de la coulée. Ce n’en est pas moins le point de rassemblement naturel des nouveaux venus dans un vaste rayon, à cause de sa proximité relative de la voie ferrée. La présence des trois ranchers de haute distinction lui donne un cachet tout à fait à part.

La formation d’un petit centre ne tarda pas à se dessiner. Trochu posséda son premier curé en résidence, qui fut le P. Bazin. Bientôt huit religieuses de la Charité de Notre-Dame d’Evron (Mayenne) arrivaient de France pour ouvrir un hôpital. À la demande des familles, elles se chargèrent aussi de l’éducation de quelques enfants, en attendant de pouvoir être incorporées dans l’enseignement officiel de la province. Les lots de construction s’enlevèrent rapidement et dès l’automne 1907, le village avait déjà pris un bel essor. On y organisa une fête sportive très réussie, avec nombreuse assistance et fanfare venue de l’extérieur

Cette transformation inespérée était l’œuvre des pionniers qui eurent à cœur d’édifier une communauté digne du nom français. Indépendants de fortune à leur arrivée, ces colons se distinguèrent peu tout d’abord, par leur tenue et leur mode de vie, de ceux d’autres