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Premières déceptions

Foursin n’était pas là pour les recevoir. Le curé de l’endroit, l’abbé Jérémy Roy, avait offert de loger temporairement les premiers colons. Leurs familles installées au presbytère, les deux hommes ont hâte de prendre possession de leur terrain, de contempler ces prairies, ces bois, ces lacs et ces rivières qu’on leur a tant vantés. Et les voilà en route pour franchir 18 milles à pied, sous le soleil ardent de juin. Auguste de Trémaudan, âgé de 53 ans, est un homme de haute taille et solidement charpenté, plus résistant que son compagnon plus jeune. Les deux marcheurs trouvent le trajet long, étrangement désert et monotone. Enfin, une maison ! Ils vont pouvoir remonter leur courage en buvant un peu de vin… Déception : la fermière n’a à leur offrir qu’un verre de lait frais !… Passé le lac Piapot, plus de chemin, mais de nombreux sentiers qui mènent on ne sait où. Une plaine uniformément plate, sans aucune trace d’habitations. Encore quelques milles de marche pesante et les deux colons perçoivent au loin une petite tente vers laquelle ils se dirigent. Elle est plantée à l’abri d’un bosquet de saules et à côté d’un terrain marécageux à moitié rempli d’herbe. Trois hommes travaillent à creuser un puits. Ce sont Mangenot, Decker et Gérard, ce dernier remplissant l’office de cuisinier.

Voilà à quoi se réduit l’établissement de Montmartre, où les deux malheureux comptaient trouver un refuge pour leurs familles et les instruments de travail pour aider à leur subsistance ! Nouvelle déception, beaucoup plus cruelle que celle de la privation du verre de vin en cours de route. La tente suffit à peine aux trois puisardiers ; les nouveaux venus devront coucher sous le dôme de la nuit étoilée. Les moustiques, en dépit d’une sérieuse contre-offensive fumigène, dardent sans pitié la chair des dormeurs. Au matin, ils auront le cou, le visage et les mains en feu !

— Mais enfin, où sont les maisonnettes promises ?

Les camarades qui travaillent pour la Société ont une façon singulière de répondre à cette grave interrogation :

— Il n’y a pas à s’en faire. L’arrivée prochaine de Foursin arrangera tout…

Par bonheur, les deux hommes sont ingénieux et courageux. Ils décident de construire des abris provisoires sur le modèle des tipis indiens, en utilisant des perches et des mottes de gazon. Les mottes de gazon se cueillent sur place, mais il faut aller couper les perches à cinq milles. La colonie possédera bientôt une paire de bœufs et une charrue, ce qui facilitera l’érection d’autres tipis dont le besoin se fait sentir, car de nouveaux colons arrivent : Jacques Bureau, de Paris, avec sa femme, une fillette et quatre garçons ; Corentin Cariou, un Breton qui revient d’Algérie, avec sa femme et quatre garçons ; Louis Fombeur, avec sa femme, deux filles et deux garçons ; Rollin, avec sa femme, deux filles et trois garçons ; le Franc-Comtois Louis Simonin, avec sa femme et cinq enfants.

Bureau, qui est maçon de son métier, confectionne des briques avec la glaise bleue extraite du puits, toujours en creusage, et construit un énorme four à pain qui servira peu.


Sept familles et deux célibataires

À la fin du mois de juin, l’actif de la colonie compte sept familles et deux célibataires, un puits en chantier, un four à pain, un petit jardin de pommes de terre et sept tipis. Les femmes et les enfants, toujours à Wolseley, ont hâte d’aller vivre à Montmartre. Au début de juillet, deux autres familles venues du Jura font leur apparition : celles de Raymond Ogier et d’Albert Nouchenotte, avec respectivement six et deux enfants. Les familles Léon Perrey et Bastien, de Bar-le-Duc (Meuse), sont aussi des recrues de la première année.

Enfin, le président est revenu et tout le monde se prépare au démarrage annoncé. Il visite chaque tipi, entre en contact avec chaque colon, inspecte les travaux — puits, jardin four — et se montre satisfait, mais ne parle pas de l’avenir. Le plus hardi du groupe pose la question qu’ils ont tous dans l’esprit :

— Quand aurons-nous ce qui nous a été promis à Paris : maisonnettes, concessions, animaux, instruments aratoires et le reste ?…

Foursin réfléchit, tire quelques bouffées de sa pipe et répond gravement :

— Dans quelques jours…

Puis il enchaîne en attaquant son thème favori sur les réalisations futures, résultat de l’indispensable collaboration de tous. Les colons doivent se contenter, quelque temps encore, de leurs peu confortables tipis. Celui de la Société résiste seul à l’invasion des moustiques, grâce à la bouffarde bienfaisante de Foursin qui les tient à distance.

Mais tout vient à point qui sait attendre. Bientôt c’est la distribution des homesteads. Puis chaque père de famille reçoit une vache et une paire de bœufs. Et l’on commence à bâtir. Ne vaudrait-il pas mieux commencer un petit village, plutôt que se disperser dans la prairie ? Les avis sont partagés et chacun agit à sa guise, les uns se groupant temporairement sur la colline, les autres allant habiter sur leur terrain. La première maison qui s’élève est celle de Nouchenotte, toute en planches, avec toiture en bardeaux. La plupart des autres sont en rondins et recouvertes de mottes de gazon.

Vers la mi-août, les femmes et les enfants arrivent de Wolseley. Tous les membres de la colonie se trouvent enfin réunis et l’on se met avec grand cœur aux travaux des foins. La Société, qui fournit le matériel — faucheuse, râteau et chariot — gardera la moitié de la récolte.

Foursin veut doter Montmartre d’une vaste habitation qui logera les directeurs de la So-