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Derechef, je vis donc le gouverneur. Et le gouverneur me dit :

— Écoute… (car il me tutoyait toujours, le gouverneur !) écoute… Toi, on ne t’en veut point… Seulement, tâche (sic) que tes amis de l’Événement jasent un peu moins fort… Alors, tout s’arrangera.

— Mais, gouverneur, lui disais-je, ne pourriez-vous pas, en attendant, me changer de cellule ?… Tenez-vous tant que cela à me laisser empoisonner chaque nuit par l’Italien ? Sur les vingt-deux cellules libres du 17, ne pourriez-vous m’en donner une autre que celle que j’occupe à cette heure ?

— On n’est pas pour encourager les gens de l’Événement !… répondait alors le gouverneur d’un ton péremptoire.

J’te crois… Oh ! pardon, cher lecteur : je croyais parler à l’Italien… Je vous crois, veux-je dire… Je vous crois, qu’on ne voulait pas encourager les gens de l’Événement !

À ce moment, j’avais certainement pris, depuis mon arrivée, de six à huit cuillerées de skelley, plus trois ou quatre cuillerées peut-être d’un certain potage. J’ai rappelé plus haut le mot de ce garde qui, dès l’instant de mon entrée, me jugeait maigre à faire peur. Vous pensez un peu si après cinq jours de ce régime j’avais le ventre bedonnant et le teint fleuri !

C’est Bossuet, je crois, — à moins que ce ne soit M. Jérémie Décarie, — qui prétendait qu’une âme guerrière est toujours maîtresse du corps qu’elle anime. Il faut croire que je n’ai pas beaucoup l’âme guerrière, car je n’étais pas dans le 17 depuis deux jours qu’à tout moment j’éprouvais l’impérieux besoin de me jeter sur une chaise, ou au moins de m’appuyer au mur, pour ne pas tomber…

La faim sans doute, pour beaucoup, mais aussi, et bien davantage, le supplice des nuits sans sommeil passées à côté de l’Italien, avaient fini par me plonger dans un épuisement que, par amour-propre, j’aime mieux ne pas vous dépeindre.

Les gardes eux-mêmes, qui le remarquaient,