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un soin jaloux sur les intérêts de mon âme chrétienne.

La première fois que l’on voulut, de l’extérieur, m’envoyer des livres, ce fut toute une affaire.

On se trouvait au mardi, jour de parloir, et plusieurs amis en avaient profité pour me venir voir. Quelques-uns, devinant mes besoins, traînaient des bouquins plein leurs poches. Ils prièrent le gouverneur de vouloir bien m’en remettre au moins deux ou trois.

— Donnez toujours, dit M. Morin, mais il ne pourra pas les recevoir avant dimanche.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que je ne les connais point, ces livres là… Faudra d’abord qu’ils soient soumis à l’aumônier.

— Mais vous pouvez lui téléphoner, à l’aumônier ?

— Je ne suis point pour me bâdrer de cela ; ça ne me regarde point.

Heureusement, l’aumônier, mis au courant, se hâta d’intervenir, et, peu d’heures après, je m’enfonçais avec ivresse dans un bon vieux livre. Ce n’était pas trop tôt ; songez que depuis plus de trois jours j’étais soumis à un jeûne absolu ; à la table on m’affamait de la façon que j’ai dite ; comme nourriture intellectuelle on me réduisait au Centurion, ce skelley de l’esprit. — Après ce jour béni, je continuai, il est vrai, à partager la pâtée de l’Italien : du moins M. Routhier me fut-il épargné… Je retrouvai Molière, Racine, LaBruyère, Taine, Louis Veuillot. Dieux, quelles bombances je fis ces jours-là ! Si dès lors la famine compliquée d’amers ne m’eût jeté dans un épuisement complet, je crois que j’aurais lu du matin jusqu’à la nuit. Enfermé toujours vers les cinq heures de l’après-midi, je passais du moins dans les livres les deux ou trois heures qui à ce moment-là nous séparaient encore de l’obscurité ; et tant qu’une dernière lueur filtrait par les barreaux, vous m’eussiez trouvé là les yeux fixés sur quelque passage de Phèdre ou des Odeurs de Paris — … en attendant celles de la cellule voisine.