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dame avait maille à partir avec la Justice, tant québecquoise que montréalaise. Incidemment, le Nationaliste avait été amené à dire son avis sur madame de Saint-A… et le favoritisme dont elle bénéficiait.

Aussi ne fus-je pas trop étonné quand elle reprit :

— Ah vous avez voulu rire de moi, dans le Nationaliste : eh bien vous y êtes, en prison, vous aussi. Je suis bien contente !

— Vous n’êtes pas la seule, répondis-je.

Et là-dessus je m’éloignai, cependant que ma charmante ennemie entonnait une romance d’amour, de sa voix la plus empoignante. Elle vous avait, de temps en temps, des accents à attendrir les tigres, qui donnaient à mon Italien des yeux de langueur et faisaient quasiment se pâmer les gardes…


La musique, ainsi qu’on l’a prétendu, adoucirait-elle les mœurs ? Notre geôlier, comme ses inférieurs, aurait-il entendu chanter la belle captive ? Voilà ce que je me demandais, quelques heures plus tard, en voyant s’avancer vers moi M. Morin, le sourire aux lèvres et tout épanoui. Telle est la troublante question que je me posais.

Eh bien, dois-je le dire ? j’y ai souvent repensé depuis, et j’en suis venu à une autre conclusion. Non, en vérité, M. Morin ne s’était point laissé amollir par madame de Saint-A…

Seulement, il avait, ce midi-là, comme je devais l’apprendre par la suite, mangé à son dîner tout un quartier d’agneau, arrosé de quelques pintes de lager. Et sa digestion se faisait le plus heureusement du monde. Son attendrissement n’avait pas d’autre source.

Au moment qu’il entrait dans le ward, nous étions bien sortis de table depuis une heure. À ce repas du midi, nous avions fait notre beau dimanche d’une certaine soupe aux légumes, dans laquelle avaient trempé de vagues morceaux de bœuf. Ce bœuf aussi nous était destiné. Mais, comme il ne faut jamais abuser des bonnes choses, on le réservait pour le dîner du lendemain. Ainsi,