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MON ENCRIER

de littérature. Ils n’ont pas de goût. Le sens des choses de l’esprit leur manque. Cela, tous les enfants de France le sucent avec le lait maternel, le respirent avec l’air : or, ce que vous acquérez à votre insu, nous ne pouvons le gagner que par des efforts réfléchis et acharnés. Non-seulement l’expression anglaise nous envahit, mais aussi l’esprit anglais. Nos Canadiens-Français parlent encore en français, ils pensent déjà en anglais. Ou, du moins, ils ne pensent plus en français. Nous n’avons plus la mentalité française. Nous tenons encore à la France — et beaucoup — par le cœur, mais presque plus par l’intelligence. Nous ne sommes pas encore des Anglais, nous ne sommes plus des Français.

Et dans la même “ Réplique ”, en parlant de nos écrivains :

Ne perdez pas de vue le côté difficile et pénible de leur situation. N’oubliez pas que seulement pour apprendre à écrire le français avec correction ils sont tenus à des efforts énormes. Songez que l’anglicisme est répandu partout comme un brouillard devant nos idées. Pensez que nous avons pour voisin un peuple de quatre-vingts millions d’hommes dont la civilisation ardemment positive, les conceptions toutes prosaïques et les préoccupations exclusivement matérielles sont la négation de l’idéal français, — un peuple d’une vie et d’une activité effrayantes, à cause de cela attirant comme un gouffre, et qui projette sur nous, jour et nuit, la monstrueuse fumée de ses usines ou l’ombre colossale de ses sky-scrapers. Rappelez-vous que même au Canada les deux-tiers des gens parlent l’anglais ; que, un peu par notre faute, beaucoup à cause de circonstances contre lesquelles nous ne pouvons rien, nous sommes inférieurs à nos concitoyens d’autre origine sous le rapport de la richesse et sous le rapport de l’influence, — et que, malgré tout, nous subissons l’ambiance, nettement et fortement américaine. L’état d’écrivain chez nous n’a donc rien : de très enviable. Le Canada est le paradis de l’homme d’affaires, c’est l’enfer de l’homme de lettres.