Page:Fournier - Mon encrier (recueil posthume d'études et d'articles choisis dont deux inédits), Tome I, 1922.djvu/130

Cette page a été validée par deux contributeurs.
115
ÉLARGISSEZ-VOUS LE FRONT !

l’âge moderne, c’est-à-dire de la plus grande période historique qui se soit vue depuis la Renaissance. J’ai cru enfin que, l’Allemagne n’eût-elle fait autre chose que de trouver ce principe, — fût-elle même disparue entièrement du globe depuis 60 ans, — il n’en serait pas moins juste de prétendre que, sans elle, il n’y aurait pas aujourd’hui, en quelque pays que ce soit, « un savant qui travaillât comme il travaille, un écrivain qui écrivît comme il écrit, un artiste qui peignît ou qui sculptât comme il le fait ».[1]

Oui, j’ai cru tout cela, et même, je l’ai écrit. Ne pensez pas pourtant que je sois sans excuse, si tant est que j’aie besoin d’excuse et que la bonne foi en soit une. — Pourquoi, me disais-je, puisqu’on n’a jamais refusé aux Italiens le mérite d’avoir fait la Renaissance (qui pourtant n’a pas produit que des génies italiens), pourquoi refuserait-on aux Allemands le mérite d’avoir fait l’époque moderne ? Il est bien vrai qu’on leur reproche[2]

  1. « …Et ce penchant (ce penchant à tout traiter par la méthode rationaliste) s’est trouvé tellement souverain qu’il a soumis à son empire les arts et la poésie elle-même. Les poètes se sont faits érudits, philosophes ; ils ont construit leurs drames, leurs épopées et leurs odes d’après des théories préalables, et pour manifester des idées générales. Ils ont rendu sensibles des thèses morales, des périodes historiques ; ils n’ont point eu de naïveté ou ils ont fait de leur naïveté un usage réfléchi ; ils n’ont point aimé leurs personnages pour eux-mêmes ; ils ont fini par les transformer en symboles ; leurs idées philosophiques ont débordé à chaque instant hors du monde poétique où ils voulaient les enfermer ; ils ont été tous des critiques, occupés à construire ou à reconstruire, possesseurs d’érudition et de méthodes, conduits vers l’imagination par l’art et l’étude, incapables de créer des êtres vivants sinon par science et par artifice, véritables systématiques qui, pour exprimer leurs conceptions abstraites, ont employé, au lieu de formules, les actions des personnages et la musique des vers. »
  2. TAINE, « Histoire de la littérature anglaise », tome 5, p. 240-7.