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nietzsche et l’immoralisme

ces paroles par la folie commençante. Non, elles sont en rapport avec tout ce que Nietzsche avait déjà écrit. Elles expriment d’ailleurs ce qui fut chez lui, selon une loi bien connue, le premier « stigmate » de la folie future : à l’hypertrophie du moi et l’immensité de l’orgueil. Quoique, d’une manière générale, la superbe tudesque dépasse toutes les autres en énormité, il y a cependant chez Nietzsche un orgueil encore plus que germanique. Quand il parle de ses ouvrages, des moindres comme des meilleurs, c’est toujours en termes tels que chacune de ses productions est, à ses yeux, un événement capital pour le monde. S’il écrit sur Richard Wagner, il a soin de dire : « Les traits qui nous sont communs… feront qu’on rapprochera éternellement nos deux noms, et, s’il est sûr que, parmi les Allemands, Wagner est un malentendu, il est sûr aussi que j’en serai un et le serai toujours. » S’il publie : Choses humaines, par trop humaines, il érige son livre en « monument commémoratif » ; il s’y compare à Voltaire : « Car Voltaire est, par contraste avec tout ce qui écrivit après lui, avant tout un grand seigneur de l’esprit, ce que je suis moi aussi. Le nom de Voltaire sur un écrit de moi, c’était là en réalité un progrès — vers moi-même, etc. » S’il écrit Aurore, c’est qu’il se considère comme l’aube des jours nouveaux ; il y annonce déjà les Transmutations de toutes les valeurs, par qui l’homme s’affranchira des valeurs morales reconnues jusqu’alors, dira oui et accordera croyance à tout ce qui, jusqu’à présent, fut interdit, impur, maudit. « Ce livre, tout d’affirmations, épand sa lumière, son amour, sa tendresse sur toutes sortes de choses mauvaises, et il leur restitue leur âme, la bonne conscience, leur droit souverain, supérieur à l’existence. » Ces affirmations consistent, comme on sait, à nier la moralité, la vertu, la pitié, la charité, la justice, le droit, etc. ; à prendre en tout le contre-pied de ce que l’Humanité entière avait cru, si bien que l’Humanité est zéro devant l’homme unique et infiniment grand qui est Nietzsche. En