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les jugements de nietzsche sur guyau

jusqu’alors placé le mal, le devoir faire là où on avait placé ce qu’on doit ne pas faire. Pour Nietzsche, l’impératif en morale est une vengeance d’esclaves, une œuvre de « ressentiment ». Les forts et les maîtres n’ont pas d’impératif ; ils font ce qu’ils veulent, ils arrivent, sans obstacles ou en brisant les obstacles, à la satisfaction de leur volonté de puissance. Les faibles, au contraire, ne peuvent satisfaire tous leurs désirs ; dès lors, pour se consoler et se venger, ils déclarent mauvais les désirs qu’ils sont impuissants à satisfaire et mauvaise la satisfaction de ces désirs, que les forts ne se refusent pas ; ils proclament la nature immorale, ils inventent l’altruisme pour corriger l’égoïsme naturel, les préceptes rationnels et l’impératif catégorique pour ramener les forts au niveau des faibles. Revanche de vindicatifs[1].

Reconnaissez-vous dans cette étonnante genèse, renouvelée des sophistes grecs, la vraie origine des idées morales ? La trouvez-vous supérieure à celle que propose Guyau : pouvoir d’expansion et de communication universelle qui, dès qu’il a conscience de soi, se traduit à lui-même, comme en une pression intérieure et un débordement irrésistible, par un sentiment de devoir : « tu peux, donc tu dois » ?

La déformation progressive des vérités les plus simples est le procédé inconscient, mais constant, de Nietzsche, et c’est par là qu’il s’oppose à Guyau, dont la hardiesse n’exclut jamais la rectitude de bon sens. S’agit-il d’expliquer, par exemple, le sentiment qui nous porte à rendre le bien pour le bien, à acquitter, sous la forme du devoir, ce que nous devons à autrui, Guyau y verra une expansion d’un sentiment de personnalité intense joint à un sentiment intense du lien avec les autres personnalités. Nietzsche, lui, dit d’abord : « C’est notre fierté qui nous ordonne de faire notre devoir. » Soit, il y a dans l’acquittement d’une dette morale une

  1. Généalogie de la morale, trad. franç., p. 10.