Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/189

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
165
les jugements de nietzsche sur guyau

j’aie même un devoir absolu. Mille actions de ce genre ne peuvent pas établir une vérité. La foule des martyrs a fait triompher le christianisme, un petit raisonnement peut suffire à le renverser. Comme l’humanité y gagnerait d’ailleurs, si tous les dévouements étaient en vue de la science et non de la foi, si on mourait non pour défendre une croyance, mais pour découvrir une vérité, quelque minime qu’elle fût ! Ainsi firent Empédocle et Pline, et de nos jours tant de savants, de médecins, d’explorateurs ; que d’existences jadis perdues pour affirmer des objets de foi fausse, qui auraient pu être utilisées pour l’humanité et la science[1] ! » Tout ce beau passage a frappé Nietzsche, qui l’accueille par un « Bravo ! » Trois ans plus tard, dans l’Antéchrist[2], Nietzsche écrivait à son tour : « Il est si peu vrai qu’un martyr puisse démontrer la vérité d’une chose que je voudrais affirmer qu’un martyr n’a jamais rien eu à voir avec la vérité… Les supplices des martyrs ont été un grand malheur dans l’histoire ; ils ont séduit… La croix est-elle donc un argument ? Mais, sur toutes ces choses, quelqu’un seul a dit le mot dont on aurait eu besoin depuis des milliers d’années, — Zarathoustra. » — En parlant ainsi et en se croyant seul, Nietzsche n’oublie-t-il point, une fois de plus, tous les livres qu’il avait lus ?

La morale de l’impératif catégorique paraissait à Guyau une des formes de la morale de la foi, malgré tout ce que Kant peut dire d’une « raison pure » ou d’une « volonté pure ». Guyau, dans sa critique de Kant, dit à la page 115 : « Tous ces éléments, l’agréable, l’utile, le beau, se retrouvent dans l’impression produite par la raison pure ou la volonté pure. Si la pureté était poussée jusqu’au vide, il en résulterait l’indifférence sensible et intellectuelle, nullement cet acte déterminé de l’intelligence et de la sensibilité qu’on appelle l’affirmation d’une loi et le respect d’une loi ; il n’y aurait

  1. Esquisse d’une morale, p. 128.
  2. Page 324 de la trad. franç.