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condamnation de la justice

d’éclaircir les choses, « est une violence, une volonté de faire souffrir la volonté essentielle de l’esprit, qui tend toujours vers l’apparence et le superficiel ; déjà, dans toute volonté de connaître, il y a une goutte de cruauté. » On voit l’altération que subissent les choses les plus simples dans le miroir déformé et déformant de Nietzsche : vous recherchez la vérité au prix du travail et de la peine, malgré la souffrance et en dépit des illusions perdues, Nietzsche prétend que vous recherchez la souffrance même, que vous voulez, non pas trouver la vérité, mais faire souffrir votre volonté naturelle, pour le plaisir cruel de la faire souffrir. De telles analyses, malgré ce qu’elles peuvent contenir parfois de spécieux ou même d’exact, — malgré les « gouttes » de vérité qui se mêlent à l’erreur, — n’en sont pas moins encore plus imaginaires que les analyses de La Rochefoucauld. Celui-ci voyait du moins dans la recherche de la vérité une recherche de son intérêt ou de son plaisir, — non de la souffrance Quant au remords de l’injuste, où Nietzsche trouve le plaisir de se faire souffrir soi-même, de s’offrir à soi-même en autodafé, qui acceptera qu’on en fasse une pure cruauté de bourreau ? Qu’un Spinoza, au point de vue de l’existence rationnelle, prétende que celui qui a péché est misérable et que celui qui se repent d’un repentir sensitif, au lieu de se transformer par la connaissance du vrai, n’est au fond que deux fois misérable, passe encore ; mais que celui qui éprouve du remords soit « méchant » envers soi et mû par le même sentiment de férocité qu’un Caligula, voilà qui pousse de nouveau le sophisme jusqu’aux confins du délire. « Toutes les religions, conclut Nietzsche, sont, en dernière analyse, des systèmes de cruauté.[1] » Au lieu d’abandonner à sa naturelle direction l’instinct de cruauté, qui est « un des instincts de la vie », le christianisme l’a tourné contre le moi et l’a fait servir à l’abâtardissement du bon animal sauvage qu’eût été l’homme.

  1. Généalogie de la morale, trad. franç., p. 85.