gile voyait les hommes comme des arbres en
marche ; Nietzsche voit les hommes comme des fauves
toujours prêts à fondre sur leurs compagnons. Mais si,
comme nous l’avons vu, agir n’est pas nécessairement
attaquer autrui, si même c’est souvent aider autrui, s’il
faut autant et plus d’activité pour rendre service que
pour nuire, pour guérir que pour blesser, pour aimer
que pour haïr, pour pardonner que pour se venger,
pour rendre le bien que pour rendre le mal ; alors
tout l’édifice de Nietzsche s’écroule par la base,
toute la prétendue supériorité des mauvaises passions
sur les bonnes, des mauvaises actions sur les bonnes,
n’apparaît plus que comme une gigantesque
mystification, vainement dissimulée sous le flamboiement du style.
II. — Pour démontrer que la « volonté de puissance » manque dans les plus hautes valeurs de l’humanité, dans les valeurs morales, Nietzsche est obligé de soutenir que sagesse, maîtrise de soi, courage, tempérance, justice, bienfaisance, bonté, sont des signes d’impuissance, des stigmates de faiblesse et de dégénérescence, de vie descendante et de « nihilisme ». Mais est-ce que le juste qui domine ses instincts animaux, en vue d’une loi commune à tous les êtres raisonnables, est un impuissant ? Est-ce que le bienfaisant qui se dévoue et même se sacrifie au bonheur de ses semblables est un « anémique », exsangue, épuisé, voisin de l’anéantissement ? Nietzsche a lui-même, avec une admirable poésie, comparé le méchant à une grappe de serpents entrelacés, sifflants et toujours prêts à mordre. Comment veut-il maintenant nous faire croire que ces serpents, qui vont jusqu’à se mordre entre eux, que ces passions contradictoires et en lutte mutuelle sont préférables à la bonté ?
C’est que Nietzsche attribue une utilité fondamentale, non pas seulement aux instincts normaux, — ce qui serait admis de tous les philosophes, — mais aux mauvaises passions. À l’en croire, les vices de toutes