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nietzsche et l’immoralisme

de se donner lui-même comme antidarwiniste. Et il est certain que, d’une manière générale, il a fait opposition à la morale anglaise, aux doctrines de Darwin et de Spencer, mais c’était pour y revenir par un détour.

La philosophie de Nietzsche, comme celle de Schopenhauer, est un véritable dynamisme, et c’est par là qu’elle contraste avec « ce mécanisme à l’anglaise qui, dit-il, fait du monde une machine brute ». Outre l’influence de Schopenhauer, il est facile aussi de reconnaître combien Nietzsche s’est inspiré du physiologiste allemand Rolph. D’après ce dernier (Biologische Probleme), ce n’est pas la lutte pour la vie, telle que l’a entendue Darwin, qui est le ressort premier du développement ; c’est l’abondance. Toute race d’animaux grandit lorsque l’animal s’approprie plus de nourriture qu’il n’en a besoin pour se conserver et que, par suite, il peut réaliser un surcroît de développement ; le besoin et la lutte n’interviennent qu’ensuite et se bornent à produire une sélection parmi les variations préexistantes. Comment donc se sont produites ces variations elles-mêmes ? C’est seulement, dit Rolph, par l’effet d’une nourriture plus abondante qu’il ne serait nécessaire pour l’entretien de la vie ; or, l’assimilation de cette surabondance de nourriture ne peut avoir lieu que lorsque les besoins de l’individu vont beaucoup plus loin que le nécessaire pour vivre. Dès lors, la lutte pour l’existence n’est pas une lutte pour satisfaire les besoins qui maintiennent simplement la vie, c’est une lutte pour augmenter la réception de nourriture et l’intensité de la vie. Dans le domaine animal, il n’y a pas seulement une lutte de défense, mais encore et surtout « une lutte d’attaque, qui ne prend que sous certaines conditions la forme de la défense »[1]. Nietzsche a adopté ces vues de Rolph. « Où il y a lutte, dit-il, c’est pour la puissance… Il ne faut pas confondre Malthus avec la nature. » La lutte darwinienne pour la simple vie lui semble plutôt affir-

  1. Voir Alex. Tille, Von Darwin bis Nietzsche, p. 221.