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moins de quatre « nurses » au fils d’un riche bourgeois : une pour l’allaiter, une pour le laver (lui et ses langes), une pour le porter et une pour l’amuser[1]. Si un simple marchand mettait ainsi quatre et souvent huit femmes au service exclusif de son rejeton, il va de soi que le grand roi Çouddhodana devait se montrer beaucoup plus large, sous la seule réserve que le nombre des servantes ainsi spécialisées fût toujours un multiple de quatre. Louons donc pour une fois le rédacteur du Lalita-vistara de la relative modération de son chiffre : entraîné par l’habitude, il aurait aussi bien pu écrire « soixante-quatre », car c’est là un des nombres favoris des Indiens. Le même cliché traditionnel nous apprend incidemment quel était le mode d’alimentation des enfants en bas âge. Tout l’Orient partage, comme on sait, les différentes espèces d’aliments entre deux catégories, les chauds et les froids. Fions-nous aux nourrices du Bodhisattva pour le bourrer, comme il est écrit, « de lait doux, de lait aigre, de beurre fondu et des autres sortes de nourritures particulièrement caloriques » ; et croyons-en également la tradition quand elle nous assure que, grâce à ce régime substantiel et très vitaminé, il grandit aussi vite « qu’un lotus dans l’eau d’un étang » ou que « la lune croissante dans le ciel de la quinzaine claire ».

Là se borne d’ailleurs ce que l’on trouve à nous dire sur tout le temps où il resta entre les mains des femmes, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de sept ans. Quand le moment vient d’entreprendre à proprement parler son éducation, les informations se font plus abondantes, à telles enseignes qu’on ne nous fait grâce d’aucune des matières inscrites au programme d’alors, lesquelles sont au nombre de soixante-quatre[2]. Les Indiens ne seraient pas fidèles à eux-mêmes s’ils n’avaient dressé la liste des lettres, sciences, arts et techniques dans lesquels tout « fils-de-famille[3] » devait être plus ou moins versé. Pour atteindre ce chiffre très honorable ils ont dû faire flèche de tout bois et énumérer à la file les sujets les plus hétéroclites, la grammaire et les sports, le calcul et la musique, le jeu d’échecs et le massage, la toilette et la chiromancie, la stratégie et l’art de combiner les parfums, etc. Dans ce pêle-mêle on était libre de choisir selon les nécessités professionnelles de sa caste. C’est ainsi qu’un fils de gros marchand pouvait se borner à acquérir pour les besoins de son commerce huit ordres de connaissances pratiques, depuis l’écriture et le calcul jusqu’aux diverses sortes d’expertises — celles-ci également au nombre de huit, à commencer par l’évaluation des pierres précieuses[4]. Les jeunes gentilshommes étaient non moins naturellement astreints à suivre un programme plus étendu, réparti entre les études indispensables à tout homme de bonne naissance et la pratique des sports convenables à de futurs guerriers. Dans le cas particulier du Bodhisattva cette double obligation s’accordait à merveille avec la double éventualité (que nous devons toujours avoir présente à l’esprit) concernant son proche avenir.

  1. LV p. 100 ; cf. DA p. 3, 26, 47 etc. Leur rôle à chacune est bien détaillé dans un passage du canon des Dharmagupta trad. par E. Tuneld, Recherches sur la valeur des traditions bouddhiques pâlie et non-pâlie (Lund 1915) p. 215. Rapprochons-en passant l’existence à la cour de France d’une « Remueuse » du Dauphin à côté de sa ou ses nourrices.
  2. On trouvera une liste des 64 kalâ (ou çilpa) LV p. 156 (cf. DA p. 3 et 26) et SA no 61 (ou JA juillet-août 1908 p. 89).
  3. Le mot Kulaputra, littt « fils de famille », est d’un usage courant dans les textes pour désigner tout homme de naissance régulière et de bonne éducation. Non plus que son équivalent anglais « gentleman », il n’implique nécessairement ni noble extraction ni richesse exceptionnelle : encore semble-t-il réservé aux membres des trois premières castes.
  4. DA p. 3, 26 etc.