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toire ou l’enfer. L’Oriental a déjà une éternité derrière lui et se sent horriblement las de ces vies ou plutôt, comme il dit (car il voit plus loin que nous), de ces morts indéfiniment répétées. Bref, l’espoir du premier est de ne plus mourir, celui du second est de ne plus renaître.

IILes naissances antérieures. — Mais c’est assez nous attarder à ces considérations générales : s’il était indispensable d’en donner un aperçu sommaire, c’était à condition d’en faire l’application immédiate au cas particulier du Bouddha. De lui aussi, on le devine, la destinée va nous être présentée, non comme une brève tragédie en cinq actes, mais comme une légende dramatique en mille et un tableaux. Lui aussi est censé avoir, à travers un nombre incommensurable d’existences, gravi un à un tous les degrés de l’échelle des êtres, et, sous toutes les formes animales, puis dans toutes les conditions humaines et surhumaines, « depuis celle de fourmi jusqu’à celle de dieu », successivement connu et épuisé toutes les joies et toutes les douleurs de la vie. S’il est vrai que pour bien comprendre les choses il faut les avoir soi-même éprouvées, rien en ce monde ne pouvait donc être étranger à sa sympathie ; et rien non plus ne pouvait désormais le tenter, lui qui avait vérifié la vanité non seulement des voluptés royales, mais encore des félicités célestes : et ainsi, remarquons-le en passant, sa sagesse et sa charité passaient pour être faites du trésor vécu de sa prodigieuse expérience. C’est qu’en effet, à la différence du commun des mortels, il se souvenait de ses existences passées. Ses souvenirs personnels remontaient, nous dit-on, à 91 kalpa ou æons[1] — soit 91 fois 432 millions d’années — en arrière. Ces souvenirs, il les avait contés pour l’édification de ses disciples ; et ses disciples à leur tour en avaient fait des recueils dont plusieurs nous sont parvenus. Qui les feuillette y trouve, mis au compte du Bouddha, nombre de fables, de fabliaux, de contes de fées, de relations d’aventures et de récits édifiants ; l’Européen en retrouve même beaucoup qui lui rappellent de très près ceux ou celles qui ont diverti son enfance ; et le tout manque d’autant moins d’intérêt que le talent de narrateur des Indiens est l’un de leurs meilleurs mérites littéraires. Que devrons-nous retenir ici de tous ces textes ?

Il n’est pas contestable que ces récits des Naissances antérieures[2] fassent partie intégrante, dans l’esprit des bouddhistes, de l’histoire de leur Maître. Jamais celui-ci ne serait parvenu au rang suprême de Bouddha parfaitement accompli s’il n’avait, au cours de ses vies passées, non seulement pratiqué, mais poussé à leur comble les dix vertus de moralité, d’abnégation, d’héroïsme, de patience, de véracité, de résolution, de bienveillance, d’équanimité et, par-dessus tout, de sapience et de charité[3]. C’est là une opinion qui est toujours allée en s’accréditant davantage au sein de la Communauté. Il existe un poème du viie siècle de notre ère qu’on a parfois comparé à l’Imitation de Jésus-Christ à cause

  1. Les autres saints ne dépassaient pas 80 kalpa, mais le Dîgha-Nikâya, xxix 27 (vol. III p. 184) assure que le Prédestiné « se souvient aussi loin qu’il le désire ». V. P. Demiéville, Sur la mémoire des existences antérieures dans Bull. de l’Éc. fr. d’Extr.-Or. xxvii (1928) p. 283. Le mahâ-kalpa des bouddhistes comprend 100 mahâ-yuga, chacun de ceux-ci groupant les quatre âges du monde (BPh p. 45 s.).
  2. Le terme de jâtaka « ce qui a rapport à la naissance » s’applique à tout récit d’une vie antérieure d’un individu quelconque et plus particulièrement de notre Buddha. On l’emploie couramment pour désigner le recueil pâli de 547 de ces contes plus ou moins édifiants accompagnés de leur commentaire : v. à la Liste des titres abrégés J. et NK et cf. BL p. 113-156.
  3. Il s’agit des dix pâramitâ : un essai de combinaison entre ces perfections et les jâtaka du Bodhisattva se trouve déjà amorcé dans le Cariyâ-piṭaka (BL p. 162 s.) et la NK p. 44-7.