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qu’eussé-je fait ? J’étais juge, et cette qualité veut qu’on décide.

STRATON.

Vous eussiez décidé selon la raison.

RAPHAËL D’URBIN.

Et la raison décide-t-elle ? Je n’eusse jamais su, en la consultant, si la statue était antique ou non ; j’eusse seulement su qu’elle était très belle : mais le préjugé vient au secours, qui me dit qu’une belle statue doit être antique : voilà une décision et je juge.

STRATON.

Il se pourrait bien faire que la raison ne fournirait pas des principes incontestables sur des matières aussi peu importantes que celles-là ; mais sur tout ce qui regarde la conduite des hommes, elle a des décisions très sûres ; le malheur est qu’on ne la consulte pas.

RAPHAËL D’URBIN.

Consultons là sur quelque point, pour voir ce qu’elle établira. Demandons-lui s’il faut qu’on pleure ou qu’on rie à la mort de ses amis et de ses parens. D’un côté, vous dira-t-elle, ils sont perdus pour vous ; pleurez. D’un autre côté, ils sont délivrés des misères de la vie ; riez. Voilà des réponses de la raison ; mais la coutume du pays nous détermine. Nous pleurons, si elle nous l’ordonne : et nous pleurons si bien, que nous ne concevons pas qu’on puisse rire sur ce sujet-là ; ou nous en rions, et nous en rions si bien, que nous ne concevons pas qu’on puisse pleurer.

STRATON.

La raison n’est pas toujours si irrésolue. Elle laisse à faire au préjugé ce qui ne mérite pas qu’elle le fasse elle-même ; mais sur combien de choses très considérables