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les sages doivent pratiquer ; que pour trouver la vérité, il faut tourner le dos à la multitude, et que les opinions communes sont la règle des opinions saines, pourvu qu’on les prenne à contre-sens.

RAPHAËL D’URBIN.

Ces philosophes là parlent bien en philosophes. C’est leur métier de médire des opinions communes et des préjugés ; cependant il n’y a rien de plus commode, ni de plus utile.

STRATON.

À la manière dont vous en parlez, on devine bien que vous ne vous êtes pas mal trouvé de les suivre.

RAPHAËL D’URBIN.

Je vous assure que si je me déclare pour les préjugés, c’est sans intérêt ; car, au contraire, ils me donnèrent dans le monde un assez grand ridicule. On travaillait à Rome dans les ruines pour en retirer des statues, et comme j’étais bon sculpteur et bon peintre, on m’avait choisi pour juger si elles étaient antiques. Michel-Ange, qui était mon concurrent, fit secrètement une statue de Bacchus parfaitement belle. Il lui rompit un doigt après l’avoir faite, et l’enfouit dans un lieu où il savait qu’on devait creuser. Dès qu’on l’eut trouvée, je déclarai qu’elle était antique. Michel-Ange soutint que c’était une figure moderne. Je me fondais principalement sur la beauté de la statue, qui, dans les principes de l’art, méritait de venir d’une main grecque ; et à force d’être contredit, je poussai le Bacchus jusqu’au temps de Polyclète ou de Phidias. À la fin, Michel-Ange montra le doigt rompu, ce qui était un raisonnement sans réplique. On se moqua de ma préoccupation ; mais sans cette préoccupation,