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ESSAI SUR L’HOMME.

Que de fois la colère a produit l’héroïsme !
L’amour de la patrie est un beau fanatisme ;
Le talent doit sa flamme à l’amour-propre ardent ;
L’avarice a formé plus d’un homme prudent,
L’amour de la paresse a formé plus d’un sage ;
La peur nous adoucit, l’orgueil nous encourage ;
Et, contraignant ses feux, le désir effronté
Devient un amour tendre et charme la beauté.
L’envie, affreux tourment d’un cœur pusillanime,
N’est qu’un instinct de gloire en un cœur magnanime ;
Et la honte ou l’orgueil, d’un faux nom revêtus,
De l’un et l’autre sexe enfantent les vertus.

 Oui, la vertu (que l’homme à ce mot s’humilie !)
A des vices cachés dans notre âme s’allie ;
Mais du mal vers le bien on peut les détourner :
Néron, comme Titus, aurait pu gouverner.
Ce courage fougueux, que dans Sylla j’abhorre,
Je l’aime en Décius, dans Caton je l’honore ;
La même ambition fonde ou perd les États,
Produit les grands exploits et les grands attentats.
Quel œil peut éclairer ce chaos de notre être ?
Le Dieu qui vit en nous, le Dieu qui nous fit naître.

D’un extrême toujours un extrême est voisin ;
Dans l’homme ils sont unis pour un sage dessein.
Et souvent l’un de l’autre ils usurpent la place ;
Comme dans un tableau se dérobe avec grâce
Le contraste insensible et de l’ombre et du jour :
Ainsi s’obscurcissant, s’éclairant tour à tour.