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sent pas encore à un choix qui les fixe, ils ne sont ni vagues, ni indifférents. Intention, souhait, pressentiment, aussi réduite, aussi fugitive que l’on voudra, la forme appelle et possède ses attributs, ses propriétés, son prestige techniques. Dans l’esprit, elle est déjà touche, taille, facette, parcours linéaire, chose pétrie, chose peinte, agencement de masses dans des matériaux définis. Elle ne s’abstrait pas. Elle n’est pas chose en soi. Elle engage le tactile et le visuel. De même que le musicien n’entend pas en lui le dessin de sa musique, un rapport de nombres, mais des timbres, des instruments, un orchestre, de même le peintre ne voit pas en lui l’abstraction de son tableau, mais des tons, un modelé, une touche. La main dans son esprit travaille. Dans l’abstrait elle crée le concret et, dans l’impondérable, le poids.

Nous constatons une fois de plus la différence profonde qui sépare la vie des formes et la vie des idées. L’une et l’autre ont un point commun, qui les distingue toutes deux de la vie des images et de la vie des souvenirs, c’est qu’elles s’organisent pour l’action, elles combinent un certain ordre de rapports. Mais il est clair que, s’il existe une technique des idées et même s’il est impossible de séparer les idées de leur technique, celle-ci ne se mesure qu’à elle-même et son rapport avec le monde extérieur est encore une idée. L’idée de l’artiste est forme, et sa vie affective prend le même tour. Tendresse, nostalgie, désir, colère sont en lui, et bien d’autres élans, plus fluides, plus secrets, parfois avec plus de richesse, de couleur et de subtilité que chez les autres hommes, mais non pas nécessairement. Il est plongé dans toute la vie et il s’y abreuve. Il est humain, et non professionnel. Je ne lui retire rien. Mais son privilège est d’imager, de se souvenir, de penser, de sentir par formes. Il faut donner à cette vue toute son extension, et dans les deux sens : nous ne disons pas que la forme est l’allégorie ou le symbole du sentiment, mais son activité propre, elle agit le sentiment. Disons, si l’on veut, que l’art ne se contente pas de revêtir d’une forme la sensibilité,