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des formes paraissent distincts, c’est non seulement parce qu’ils sont successifs, mais aussi parce qu’il y a entre eux un phénomène historique de rupture, un bref et violent intervalle rempli par un classicisme artificiel. Et c’est par delà le fossé de l’art davidien que les peintres français rejoignent Titien, Tintoret, Caravage, Rubens et plus tard, sous le Second Empire, les maîtres du xviiie siècle.

Les formes, en leurs divers états, ne sont certes pas suspendues dans une zone abstraite, au-dessus de la terre, au-dessus de l’homme. Elles se mêlent à la vie, d’où elles viennent, traduisant dans l’espace certains mouvements de l’esprit. Mais un style défini n’est pas seulement état de la vie des formes, ou plutôt cette vie même, il est milieu formel homogène, cohérent, à l’intérieur duquel l’homme agit et respire, milieu qui est capable de se déplacer en bloc. Nous avons des blocs gothiques importés dans l’Espagne du Nord, en Angleterre, en Allemagne, où ils vivent avec plus ou moins d’énergie, sur un rythme plus ou moins rapide, qui tantôt admet des formes plus anciennes, devenues locales, mais non pas propres à l’essence du milieu, et tantôt favorise la précipitation ou la précocité des mouvements. Stables ou nomades, les milieux formels engendrent leurs divers types de structure sociale, un style de vie, un vocabulaire, des états de conscience. D’une façon plus générale, la vie des formes définit des sites psychologiques, sans lesquels le génie des milieux serait opaque et insaisissable pour tous ceux qui en font partie. La Grèce existe comme socle géographique d’une certaine idée de l’homme, mais le paysage de l’art dorique, ou plutôt l’art dorique comme site, a créé une Grèce sans laquelle la Grèce de la nature n’est qu’un lumineux désert ; le paysage gothique, ou plutôt l’art gothique comme site, a créé une France inédite, une humanité française, des profils d’horizon, des silhouettes de villes, enfin une poétique qui sortent de lui, et non de la géologie ou des institutions capé-