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C’est là, c’est dans cette peinture des antiquités de sa ville que paraît son génie. Il reste cher entre tous aux hommes de pensées parce qu’il est un des maîtres qui ont fait sentir avec le plus d’autorité la puissance de transfiguration de l’art[1]. Une fois encore, levons les yeux vers cette cité envahie par les ombres. Nous reconnaissons les arcs dédiés aux triomphateurs et les colonnes dressées par l’empire, les basiliques et les palais d’où le génie latin dicta des lois au monde, les temples où veillaient les dieux, gardiens des destins de Rome. L’image est pareille au modèle ; le dessin, la matière même et les accidents pittoresques sont vrais. Mais de leur vérité présente et contemporaine, l’art fait surgir une impérieuse suggestion du passé. Tite-live, à nos côtés, fait retentir une fois de plus la voix des morts illustres et les noms des victoires. Nous ne sommes pas debout devant ces murailles comme les paisibles promeneurs des matinées romaines, il semble que nous nous tenions accablés dans leur ombre, et nous jetons sur elles les regards éblouis des vaincus. Elles se présentent sous un angle tel qu’elles nous écrasent de leur masse et de leur hauteur. Elles débordent les vastes pages trop étroites pour les contenir, elles nous surplombent, elles nous envahissent. Le mystère des ténèbres nocturnes luttant contre les puissances de la lumière, leur donne le relief terrible qui sied à leur énormité. La nuit répand ses noirceurs sublimes et le jour son aride rayonnement : on dirait que l’on assiste à une sorte de combat entre les génies de l’ombre, de la solitude et de l’abandon et la palpitation même de la vie. Rome n’a jamais connu cet éclairage de prodige : c’est celui qui convient à l’histoire et à la majesté des siècles.


  1. Ernest Renan, Essais de morale et de critique, p. 130.