CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES VÉNITIENNES
a vie d’un grand artiste exerce sur l’imagination des hommes un
pouvoir singulier et détermine spontanément sa légende. Quand
il s’agit d’un maître comme Piranesi, dont l’œuvre apparaît aux yeux
mômes de son public non comme le résultat clair et logique d’efforts
antérieurs, mais comme une révélation, elle est plus que jamais
environnée de prestige. Elle a frappé les contemporains autant que
son génie. Dans les rapides biographies qu’ils ont esquissées, ils ont
mis leur étonnement. Piranesi leur semble un homme d’un autre siècle.
Il y a des existences atones et comme perdues dans les grisailles du
passé. La sienne fourmille de lueurs. Outre qu’il a la carrure et
l’autorité, il n’est pas exempt d’une certaine étrangeté qui, attestée par
ses amis et par ses proches, répond dans sa vie à ce que son art nous
fait pressentir de sa nature. À travers les récits laconiques des nécrologies
et des dictionnaires passe le souvenir d’une grande âme libre.
Elle répugne aux servitudes du monde, à la discipline des influences.
Elle n’en accepte que ce qui lui permet de se manifester avec plus
d’éclat et de liberté. Avide, impatiente d’elle-même, elle semble ne
demander aux écoles qu’une culture élémentaire. Elle refuse de se
développer faiblement et paresseusement dans le milieu où elle est née,
elle va chercher au loin le domaine qu’il lui faut. Elle s’y crée une
méthode personnelle. Jusqu’au dernier jour, elle cherche, elle imagine
avec nouveauté.
Rien n’est plus intéressant que de la voir aux prises avec son