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CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES VÉNITIENNES

(1720-1740)


La vie d’un grand artiste exerce sur l’imagination des hommes un pouvoir singulier et détermine spontanément sa légende. Quand il s’agit d’un maître comme Piranesi, dont l’œuvre apparaît aux yeux mômes de son public non comme le résultat clair et logique d’efforts antérieurs, mais comme une révélation, elle est plus que jamais environnée de prestige. Elle a frappé les contemporains autant que son génie. Dans les rapides biographies qu’ils ont esquissées, ils ont mis leur étonnement. Piranesi leur semble un homme d’un autre siècle. Il y a des existences atones et comme perdues dans les grisailles du passé. La sienne fourmille de lueurs. Outre qu’il a la carrure et l’autorité, il n’est pas exempt d’une certaine étrangeté qui, attestée par ses amis et par ses proches, répond dans sa vie à ce que son art nous fait pressentir de sa nature. À travers les récits laconiques des nécrologies et des dictionnaires passe le souvenir d’une grande âme libre. Elle répugne aux servitudes du monde, à la discipline des influences. Elle n’en accepte que ce qui lui permet de se manifester avec plus d’éclat et de liberté. Avide, impatiente d’elle-même, elle semble ne demander aux écoles qu’une culture élémentaire. Elle refuse de se développer faiblement et paresseusement dans le milieu où elle est née, elle va chercher au loin le domaine qu’il lui faut. Elle s’y crée une méthode personnelle. Jusqu’au dernier jour, elle cherche, elle imagine avec nouveauté.

Rien n’est plus intéressant que de la voir aux prises avec son