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La Sauterelle.


      C’en est fait, je quitte le monde ;
Je veux fuir pour jamais ce spectacle odieux
Des crimes, des horreurs, dont sont blessés mes yeux.
      Dans une retraite profonde,
      Loin des vices, loin des abus,
Je passerai mes jours doucement à maudire
      Les méchants de moi trop connus.
      Seule ici-bas j’ai des vertus :
Aussi pour ennemi j’ai tout ce qui respire,
Tout l’univers m’en veut ; homme, enfants, animaux,
      Jusqu’au plus petit des oiseaux,
      Tous sont occupés de me nuire.
Eh ! qu’ai-je fait pourtant ?… Que du bien. Les ingrats !
Ils me regretteront, mais après mon trépas.
Ainsi se lamentait certaine sauterelle,
      Hypocondre et n’estimant qu’elle.
      Où prenez-vous cela, ma sœur ?
      Lui dit une de ses compagnes :
Quoi ! vous ne pouvez pas vivre dans ces campagnes
En broutant de ces prés la douce et tendre fleur,
Sans vous embarrasser des affaires du monde ?
      Je sais qu’en travers il abonde :
Il fut ainsi toujours, et toujours il sera ;
Ce que vous en direz grand’chose n’y fera.
D’ailleurs, où vit-on mieux ? Quant à votre colère
Contre ces ennemis qui n’en veulent qu’à vous,
      Je pense, ma sœur, entre nous,
      Que c’est peut-être une chimère,
Et que l’orgueil souvent donne ces visions.
Dédaignant de répondre à ces sottes raisons,
La sauterelle part, et sort de la prairie,
            Sa patrie.
Elle sauta deux jours pour faire deux cents pas.
Alors elle se croit au bout de l’hémisphère,
Chez un peuple inconnu, dans de nouveaux états ;
      Elle admire ces beaux climats,
Salue avec respect cette rive étrangère.
      Près de là, des épis nombreux
Sur de longs chalumeaux, à six pieds de la terre,
Ondoyants et pressés, se balançaient entre eux.