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— Ça ne fait rien, lui dit-elle, vaut mieux que vous soyez rentré.

— Des fois que t’aurais retrouvé ta femme remariée, appuya le meunier. Dame, depuis le temps !… Moi, la mienne, a n’aurait p’têtre pas attendu si longtemps !

Comme le vin blanc lui faisait gigoter la cervelle, Mazure se mit à rire, car cette idée lui semblait plaisante entre toutes.

— C’est ça qui aurait été une drôle d’affaire !… Heureusement qu’a ne s’est point pressée.

— Des fois que ton voisin Durand aurait pris ta succession ; vois-tu ça ?

— Eh, eh ! il en ferait une tête à cette heure !

Il riait de la déconvenue qu’auraient éprouvée les nouveaux époux : puisque ça n’était pas, on pouvait bien plaisanter !

— Tout de même, le mariage n’aurait point été valable… Mais ça fait tout de même drôle de penser à ces affaires-là. C’est comme si on serait mort et qu’on revienne…

— Sûrement, tout le monde te croyait ben pourri dans quelque coin.

Une joie de ressuscité était en lui, avec une sorte de gros contentement d’avoir attrapé les gens, en leur faisant une bonne farce.

Il semblait, d’ailleurs, qu’on se fût donné le mot pour lui parler de Durand : Durand par-ci, Durand par-là.

— Paraît qu’il a rendu bien des services à la patronne…

— Pour ça, oui.

Et on souriait.

Le lendemain, comme on arrivait au moment des gros travaux, il était debout dès l’aube, ayant revêtu sa culotte rapiécée et coiffé sa casquette : et le revoici, grattant le sol comme autrefois, ses trois années de malheur abolies. À peine s’est-il étonné quand sa femme l’a envoyé au travail dans le champ des Rougevaux :

— Tu feras ça et ça.

Sans doute, il est bien le maître ; mais la Mélie a toujours été une rude femme et elle a pris l’habitude de commander, depuis trois ans — comme lui, celle d’obéir à tout le monde. Il ne s’en étonne guère, et, il pioche et butte ses pommes de terre.

— Y a tout de même pas beaucoup de pinard, grogne-t-il en remuant sa langue pâteuse.

Mais sa femme le rejoint, une bouteille dans son panier. Alors, tout va bien : et les voilà qui tous deux travaillent, insectes laborieux dans la plaine immense, sous l’ardent soleil.

Mais, tandis qu’il pioche et qu’il casse les mottes, une idée grignote sa cervelle. Des incidents la chassent : la maladie qui se met dans certains pieds de pommes de terre, un lièvre qui s’enfuit — mais elle revient. Pourquoi donc tout le monde lui a-t-il parlé de Durand ? Durand… On riait…

Il demande à la petite :

— Alors, Durand, il vous a aidées… Il venait souvent ?

— Des fois. Il a labouré la grand’pièce.

— Tous les jours, qu’il venait ?

— Des fois.

La figure de l’enfant se ferme.

À la sieste, il s’enhardit ; la gamine est repartie à la maison.

— Alors, Durand, tu l’as payé ? Ça a dû te coûter bon…

— Je ne dois rien à personne, répond-elle en levant la tête.

— Ça, c’est bien.

Puis, il se raidit :

— Alors, c’est vrai que tu l’aurais épousé ?

Elle s’attendait, sans doute, à la question, car elle ne bougea pas ; seulement, ses paupières battirent un peu plus vite. Prête à la défense, elle repartit brusquement :

— Des bêtises. On t’a déjà raconté ça ?

— Oh ! tu sais… tout le monde me croyait mort depuis trois ans… Et une femme toute seule dans la culture…

Il cherchait à faire excuser sa hardiesse.

— Bien sûr, si j’avais voulu… J’aurais pu plus mal tomber. Il a du bien, reprit-elle.

— Mazette ! Pour sûr !

Sous leurs yeux s’étendaient les herbages riverains et les champs de Durand, avec une jolie maison blanche — la sienne — au milieu des têtes rondes des noyers.

— Oui, pour sûr ; ça aurait arrondi notre ferme.

Il regarda… Bon Dieu ! tout de même… cette belle prairie grasse, cette terre noire où la roue faisait des coupures sombres, comme dans une pâte ; une bonne herbe, des peupliers le long du ruisseau, des plaques jaunes de champs de blé — tout l’autre côté de la vallée, quoi ! Réunie à la sienne, quelle riche propriété ça aurait fait ! Il en venait à oublier qu’une condition de cette belle affaire, c’était sa propre mort…

Mais il secoua le rêve.

— Ç’aurait été le filon. Mais je suis encore là. Ça vaut tout de même mieux.

Il ne dit rien de plus et se remit à biner à grands coups réguliers, comme une machine. Ça ne fait rien, la Mélie, elle avait de la tête !

— Au fond, ça y fait p’t’être comme un regret à c’te femme, pensa-t-il.

Quand le soir tomba, ils revinrent tous deux.

— Faut que je repasse du côté des Vaudes. Y a la terre à Jean Bédier qu’est à vendre…

— La terre à Jean Bédier ?

— Oui. J’ai su ça, hier. Dans les dix mille, on l’aurait.

Elle avait ouvert tout grands les yeux, car elle était ambitieuse du sol, comme tous les paysans.

— J’ai trois cents pistoles de côté, dit-elle. Dame, depuis trois ans ! Ça n’a pas été sans mal !

— T’as trois cents pistoles ? T’as trois cents pistoles ?

Il la dévisageait, la voix changée. Elle le regarda.

— Eh bien ! moi, reprit-il, j’en ai cent vingt qu’on m’a versées, de la solde que je n’ai pas touchée pendant que j’étais prisonnier… rapport à la haute paye… et pis le pécule. Le pécule, c’est de l’argent. Alors, tu vois…

Il parlait vite ; les mots s’accrochaient dans son gosier. Jamais il n’en avait tant dit d’un coup.

— Ça fait quatre mille. Il en manque six…

— Six ? Et les peupliers ? Le bois a raugmenté du double, au moins. Je gage que les quatre-vingts peuples de la rivière valent ça, pour le moins. Richard, le meunier, me le disait hier. Qu’est-ce que tu dirais de cette affaire-là ? Si tu repassais par les Vaudes ?

Ils firent un crochet. La pièce des Vaudes étalait ses cinq hectares en bordure de leur ferme. Mazure prit un peu de terre et la fit couler, comme du blé, entre ses doigts.

— C’est d’un bon grain.

— Ça, pour une riche affaire, c’en serait une. On laisse la récolte à l’acquéreur, paraît-il.

Ils rentrèrent ; la soupe, préparée par l’enfant, fumait sur la table, et, tandis qu’il mangeait à pleines cuillerées, la femme se déridait. Ça, vraiment, c’était un beau retour. Elle se sentit tout heureuse et regarda son homme, les yeux animés :

— On ira chez le notaire demain. Faut pas que Durand nous souffle ça.


Gabriel MAURIÈRE.