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Le Revenant

par Gabriel Maurière


(suite et fin)


… J’hurlais, j’hurlais comme si on m’avait tué. Ils m’ont déchiqueté les membres avec des machines à l’électricité. Pour sûr que j’ai gueulé… ça m’arrachait les os. Tant pis, je me disais : « Bon Dieu ! on les aura. » Je les ai eus tout de même. À la fin, il faut que je les aie dégoûtés : ils m’ont renvoyé avec les manchots. J’ai resté cassé en deux jusqu’à la Suisse, et même plus loin. J’avais pas confiance dans les copains : on sait jamais ; des copains, c’est pas toujours sûr. Ils ont cru, eux aussi, que j’avais l’échine cassée. Personne s’a douté que Mazure il aurait aussi bien pu être droit. Même que, maintenant, il faut que j’y pense pour me redresser.

— Sacré Mazure, sacré coquin !



Émoustillé, l’homme s’était levé, puis il marchait péniblement, un bâton à la main, courbé en deux, le corps déjeté, en gémissant :

— Misère ! Ah ! aïe ! Teufel ! Schafkopf ! Aïe, aïe ! tandis qu’il tortillait son museau du côté droit, la bouche contractée et paraissant souffrir comme un damné. Puis, se redressant tout d’un coup, il jeta son bâton, et ce fut si soudain et si drôle que la fillette s’esclaffa et que le rire de Durand faisait trembler les vitres.

— Ah ! sacré Mazure ! Cré coquin ! Qui qu’aurait jamais cru ça de lui ?

Tout le monde était en joie.

— Et y a-t-il des belles emblaves par là ?

Mazure avança les lèvres avec dégoût.

— Par des places, oui, le reste, rien ; des « marauchis » ou des « grillottes ». Ça ne vaut pas ici, pour sûr. Les pommes de terre sont belles cette année. Comment que t’as pu t’en tirer ? reprit-il un instant après, en s’adressant à sa femme qui, maintenant, semblait plus à son aise et qui buvait aussi.

M. Durand m’a bien aidée. Sans lui, j’aurais jamais pu y arriver.

— On a fait ce qu’on a pu, répondit le voisin en se balançant sur sa chaise.

Brusquement attendri, Mazure lui tendit la main :

— Ça, c’est bien, c’est bien, voisin !

Puis, tout d’un coup, il se leva, avec un fourmillement de joie que réveillait en lui la chaleur du vin.

— Si on faisait le tour de la maison ?

Ils s’en allèrent, les esprits un peu échauffés ; Mazure en tête, ouvrait les portes, tâtait les bêtes, grisé par le retour, par l’odeur de fumier, par la bonne nourriture absorbée d’un coup. Ses paroles, qui se pressaient, s’étranglaient dans sa gorge et il bégayait : « Ça, c’est bon ; ça, c’est bien… », tandis que sa femme avec Durand venaient par derrière, comme deux futurs à qui on montre la richesse de la maison.

Durand, malgré son assurance, semblait soucieux et un peu gêné ; il causait à voix basse avec la femme qui, l’air tout sérieux, répondait, sans le regarder :

— Faut plus y penser, à cette heure…

Enfin, il se décida à s’en aller et Mazure lui serra les mains, tout attendri.

— Ça fait rien, valait mieux que tu reviennes ! Il était le moment que tu reviennes, dit Durand en le quittant et en lui tapant sur l’épaule, comme on fait à une bonne bête familière, en riant d’un gros rire.

La femme haussa les épaules en regardant le voisin d’un air de reproche.

Mazure revint à la maison ; mais il ne tenait plus en place :

— Faudrait que j’aille dire bonjour aux amis… On ne peut pas moins… En soldat… parce que, demain, demain, c’est plus ça.



Il fit tournoyer son bâton-couleuvre, et, chassant du chemin les pierres qui vrombissaient, il alla chez l’un et chez l’autre, jouissant de l’anonymat que lui donnaient sa défroque miteuse et l’effacement du souvenir.

Il s’amusait, à chaque visite, de la stupéfaction des gens. Au moulin des Baffosses, le meunier appela sa femme et on but le vin blanc.