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Ma petite ville


NOUVELLE INÉDITE DE CLAUDE VARÈZE


Du haut de la colline, je la vois, épaisse et toute ronde, au bord de sa rivière ; sa carapace de toits bruns s’enfonce dans la verdure ; ses murs baignent dans une eau courante : ceinture liquide, nouée et dénouée, qui jette partout dans la campagne des pans moirés et frangés de roseaux : elle se tapit, toute petite, sous sa pesante cathédrale, ramassée toujours dans le moule idéal d’anciens remparts détruits, si compacte que dans son bloc les rues semblent des entailles.

C’est une vieille petite ville bâtie par des hommes morts, empreinte encore, l’empreinte de leurs soucis. Dans le pays, libre aujourd’hui, elle se resserre, fermée au soleil, comme au temps où l’ennemi était toujours proche et toujours menaçant.

Suivons le sentier qui descend la colline. Il aboutit au faubourg. Voici les bâtisses qui annoncent l’approche des agglomérations humaines : des cafés, des entrepôts de vins, de charbon, l’hôtel « des Voyageurs », le restaurant du « Cheval Noir », et sa haie de troènes mélancoliques dans des caisses de bois peint en vert ; la gendarmerie, qui garde un coup de vent figé dans les plis de son drapeau de zinc.

Nous arrivons au grand pont de l’Orvannes. C’est le centre actif de la ville. Deux minoteries au travail s’y accrochent et, de leurs profondeurs, j’entends monter un grondement rythmé fait du battement régulier des palettes sous le ruissellement continu des gouttes ; la carriole du boucher passe, traînant un chien dans son sillage, la voiture à âne qui tangue au trot des petites jambes grêles ; et sans cesse y gronde le tonnerre patient des charrettes… Sur les berges, les laveuses, à genoux dans leur baquet, pétrissent à deux mains le linge blanc, l’aplatissent à coups de battoir dans la mousse irisée.

Sur la colline, les champs moissonnés couvrent la terre d’un vêtement inégal, rapiécé, qui tourne au jaune et au gris comme une robe usée, mais la vallée garde toujours le vert du printemps, le même vert tendre et juteux.

Au fond, le fleuve coule, étalé en son énorme lit, avec des grâces, des jeux et des chansons, entre ses berges fraîches, parmi le cresson, la renoncule et l’iris, autour de petites îles frissonnantes de roseaux ; il court, il fuit, pour buter, semble-t-il, sur cette colline boisée qui ferme l’horizon, là-bas.