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depuis des ans exploré tous les coins de leur habitat. Ils se séparèrent, s’unirent, traversèrent à gué un ruisselet, s’éloignèrent de leur caverne, et enfin, après un long détour revinrent vers les rocailles où la forêt finissait. Leur gîte était là-bas, à l’occident. Ils s’assirent dans une anfractuosité où pourrissaient des ossements. L’odeur de la charogne, ils le savaient, déguisait et cachait leurs relents d’hommes.

D’ailleurs, ils avaient une issue derrière eux, qui les menait dans les sentiers âpres de la montagne où il leur était arrivé de poursuivre des animaux agiles et défiants. Le péril écarté, leur souci essentiel était la massue étrangère. Des morceaux de cuivre et de pyrite de fer étaient enfoncés dans le bois, durci au feu. Cela alourdissait l’arme, la rendait plus dangereuse. La masse simple, la hache de silex, toutes leurs armes n’étaient efficaces qu’en choc direct. En cas d’atteinte légère, ou de déviation, l’innocuité du coup était absolue. Avec ces blocs de métal parsemant la nodosité du bois, une blessure devait toujours être grave et les Magdaléniens comprirent vaguement que la guerre prendrait avec la découverte de cette matière dure, massive, froide et hostile, un aspect inconnu et redoutable. Ils prévirent la cruauté infinie que les siècles se légueraient comme un titre de gloire. Les hommes du silex passaient une paume curieuse et craintive sur ces aspérités de cuivre et de fer. Leur étonnement était à la fois horrifié et admiratif.

Rien ne bougeait plus dans la forêt. La pluie commençait à tomber. Les étrangers devaient être revenus là où gisaient leurs deux camarades tués. Peut-être leur rendaient-ils un vague honneur, début d’un culte encore indécis ? Le certain est qu’ils avaient renoncé, ce jour-là, à poursuivre la lutte. Le hasard les avait mal servis. Les hommes qu’ils avaient jusque-là rencontrés étaient aussi de moins haute taille et de réactions moins immédiatement violentes. Les Magdaléniens, fils d’une race épuisée, montraient la vitalité miraculeuse des nerveux. Il leur eût fallu mettre le gîte ancestral à l’abri des étrangers et reconnaître le nombre des ennemis pour les dominer. Telles étaient, d’ailleurs, leurs idées, mais elles ne prirent aucune forme méthodique et certaine. Leur esprit déjà abstractif concevait des plans de défense. Ils flottaient toutefois entre la confiance et le doute. Les hommes du métal préparaient leur guerre aussi nettement que le leur permettait un médiocre pouvoir d’imaginer. Leur pensée ne comportait ni hésitation ni souci, comme le fauve enfermé qui cherche indéfiniment une sortie à sa cellule, ils ne renonceraient point à écraser les hommes hostiles qui leur ressemblaient physiquement si peu. Enfin, ils avaient la férocité des aventuriers et l’esprit d’entreprise des errants.

Le soir tombait lorsque les Magdaléniens revinrent au gîte. Ils ne rapportaient rien qui fût comestible et l’œil aigu des habitants le constatait avec souci longtemps avant leur survenue, lorsqu’à travers les roches et les végétaux, ils se glissaient avec prudence et souplesse. La massue étrangère avec ses éclats luisants attirait aussi de loin la curiosité de la tribu. Ils arrivaient au pied d’une sente contournant en gradins une masse schisteuse et abrupte, lorsque, venant d’un fourré lointain, un bruit cinglant fit tendre en avant les oreilles des vainqueurs. Une masse lourde frappa le roc avec bruit et rejaillit sur l’un des deux hommes qui poussa une sorte d’aboiement douloureux. C’était, à n’en pas douter, les ennemis embusqués qui témoignaient ainsi de leur haine. La blessure de l’homme était légère, mais l’arme était étonnante. C’était un disque renflé à la périphérie et percé d’un trou au centre. On faisait tourner ce disque autour d’une branche mince jusqu’à ce que la force centrifuge lui conférât une puissance énorme ; on accélérait sa portée et on précisait sa direction d’un revers de poignet. Les hommes de ce temps-là obtenaient même avec ces disques des effets meurtriers sur de gros mammifères, à cent pas, en utilisant l’index comme axe de rotation.

On ne pouvait gagner la caverne que par des chemins complexes et presque partout abrités. L’incident qui laissait à l’avant-bras d’un des deux Magdaléniens une contusion saigneuse ne se renouvela pas et le disque de métal vint apporter à la curiosité du clan un aliment rare de plus.

De main en main, la massue et le disque passèrent tandis que la nuit étendait son velours immense sur les montagnes et sur la plaine. Ce furent de vrais discours de trente à quarante mots, qu’inspirèrent ces objets inconnus. L’intelligence vive, mais sans certitude, la religiosité vague et instinctive, mêlée de pragmatisme et d’impatience qui caractérisaient cette race au déclin, ne donnaient pas à ces humains les moyens d’investigations efficaces. Tandis que leurs ennemis combinaient avec méthode un moyen d’attaquer la caverne et d’en faire disparaître les habitants, eux, l’âme artiste, rêvaient devant ces objets miraculeux, venus de pays dont on leur avait quelquefois parlé jadis. Seule, la vieille femme exprimait en onomatopées aiguës des souvenirs fantasmagoriques concernant un homme de sa famille revenu voici de longs ans d’une exploration aux pays des armes vivantes, et elle disait sa certitude que ce disque de métal fût un animal extrêmement féroce et dangereux.

Les nuages rares et bas laissaient flotter un peu de lueur lunaire. La caverne reposait. Un des hommes veillait, dans l’humidité glaciale, enseveli sous des peaux puantes. Du coin où il s’était placé, il recueillit les bruits, les odeurs et, lorsque la lune paraissait, les visions de la déclivité où serpentaient les sentiers menant à la caverne. Dans l’ombre, le gîte résonnait des respirations violentes. La vieille femme et les enfants reposaient au fond, près d’un orifice communiquant avec la montagne.

Les hommes du métal savaient le chemin de l’antre magdalénien. Ils avaient tout le soir vagabondé pour en délimiter l’aire de défense et d’attaque. Ils avaient vu, cachés dans les broussailles les plus proches de la pente, des visages nombreux apparaître en haut. Doués de peu d’imagination, ils ne voyaient rien de particulièrement bénéfique dans la possession d’une demeure semblable, puisque le terroir était peu giboyeux. Il ne leur en semblait pas moins, pour désireux qu’ils fussent, de continuer à errer vers des édens inconnus, qu’il leur fallait tuer les hommes habitant ce repaire. Leur science métallurgique méprisait l’art des tailleurs de silex et malgré l’exemple redoutable du matin, ils se croyaient armés de façon à triompher sans peine.

C’est à l’aube que les hommes de la vieille race se sentirent en nécessité de combattre pour continuer à vivre. Le ciel couleur de cendre s’était révélé peu à peu. Les vents âpres et froids du Nord balayaient les nuages ventrus vers les cimes neigeuses de la montagne, la pluie et le brouillard formaient un magma grisâtre autour des réalités brumeuses. Un des Magdaléniens s’avança assez loin de la caverne. Son odorat accusait des proches senteurs d’hommes. Par une sorte d’escalier naturel qui montait au milieu d’herbes rares et spongieuses vers un pic voisin, il gagna le bord d’un torrent et revint abrité par l’abrupt canon vers la forêt. C’est alors qu’il vit un des étrangers ramper avec précautions sur une saillie rocheuse, surplombée par la caverne et invisible à son guetteur. IL se trouvait beaucoup trop loin de l’ennemi pour l’atteindre, mais il songea se rapprocher et, à son tour, se mit en chasse.