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Pour le rail.

NOUVELLE INÉDITE PAR JEAN PELLERIN


William H. Herton venait d’offrir à ses invités la primeur d’un film tourné dans le Sud, de mille mètres de chevauchées, de bandits et de mousquetades. Et, la lanterne éteinte, on se pressait autour d’un beau vieillard, témoin des temps héroïques.

— Oui, j’ai connu cela, dit l’ingénieur Baxwell. Oh ! certes ! on a beaucoup exagéré. Et je n’ai eu affaire qu’à deux brigands en trente années de Prairie.

— Contez-nous l’histoire ! supplièrent les femmes.

L’ingénieur conta :

— Mon chef d’alors, le gros Ustinn, avait assumé la pose d’un rail de Los Dados à Orracil. Quarante milles à couvrir. Il s’agissait de joindre par voie ferrée deux petites cités au commerce florissant, à l’industrie naissante. Mais il fallait traverser un pays sauvage, une montagne coupée par deux gorges peu sûres. Ustinn, qui prétendait en avoir vu d’autres, n’hésita cependant pas à demander le travail à forfait pour une somme très ronde. Et, muni de ses pouvoirs, je commençai à ouvrir la route.

Tout marcha bien jusqu’au défilé que j’avais choisi. Un matin que j’explorais le passage, indiquant des rochers à faire sauter, une pierre vint tomber à quelques mètres de moi. Un message était attaché au caillou. Par une lettre fort courtoise, el señor José-Maria — un descendant, paraît-il, du célèbre Tempranito, le tyran de l’Andalousie — me priait de suspendre mon labeur, de ne pas placer un mètre de fer dans la gorge, « à moins, ajouta-t-il, que vous ne teniez essentiellement à ce que j’en place dans la vôtre et dans celles de vos compagnons. Veillez sur vous ! »

Je portai le papier au capitaine Cadéza, un vieux soldat de 1860, qui était chargé de la protection et de la discipline de notre troupe. Il haussa les épaules :

— Naturellement ! Nous lui volons ses diligences et ses voyageurs isolés, au caballero ! Mais — et le capitaine cracha sur l’ultimatum — voilà le cas que je fais de ses menaces ! Ce José-Maria doit avoir une dizaine d’hommes armés d’escopettes. Moi, je dispose de quarante fusils et de deux mitrailleuses. Allez-y carrément, señor ! Et vous verrez que le bandit ne mettra pas ses rodomontades à exécution.

Nous continuâmes à travailler. Chaque jour, des tirailleurs protégeaient techniciens et manœuvres. José-Maria ne se montrait pas. « Vous voyez ! » finit par constater le capitaine. Or, un matin, nous entendîmes un coup de feu. On venait de me tuer un homme. J’en perdis deux le lendemain, trois le surlendemain. Quatre le quatrième jour. Le cinquième, ma petite garde, à l’unanimité, refusa de prendre ses postes. Cadéza ne réussit pas à les entraîner. Ils alléguaient l’impossibilité de combattre un ennemi qui savait tous les replis de la montagne et les descendait sans que l’on vît un atome de fumée.

Je passai une matinée atroce, injuriant mes hommes, José-Maria, le pays et le destin. Vers midi, comme je regagnais ma baraque pour écrire au gros Ustinn, je vis venir, juché sur une mule, le plus singulier personnage. Imaginez un grand diable, vêtu d’une robe de moine, un énorme rosaire au cou, un chapelet à chaque main, coiffé du vaste chapeau pointu et chaussé de bottes à éperons gigantesques. Il se dirigea vers moi, sauta lestement de sa monture et me salua, appelant sur ma tête les bénédictions du ciel, la protection des saints et les félicités terrestres. Puis, avant que j’eusse le loisir d’ouvrir la bouche :



— Votre Grâce est bien embarrassée, me dit-il. Mais un saint homme d’Église a le pouvoir de la tirer d’affaire. Je voudrais construire dans ces parages une chapelle, une belle chapelle afin d’avoir moi aussi ma chapelle au Paradis quelque jour. Si Votre Grâce me promet cinq cents dollars en bonne monnaie, j’écarterai de votre chemin les fusils de José-Maria et de ses bandits…

— Cinq cents dollars. Payables d’avance, n’est-ce pas ? dis-je en ricanant.

Le moine, malgré son habit et ses chapelets, poussa d’effroyables blasphèmes :