UN PRIX DE VERTU
Celle-là, par exemple, dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Certes, par les temps qui courent, il faut s’attendre à tout et les événements les plus fâcheux, les plus extravagants, les plus improbables, la révolution russe, l’augmentation du prix du pain et des timbres-poste, la crise du tabac, la crue de la Seine, le complet à cent dix francs, enfin, rien de tout ce qui nous arrive depuis quelque temps n’avait pu surprendre M. Olinde Gratefiot, mais celle-là, il n’en est pas encore revenu : Opportune a eu un prix de vertu à l’Académie française.
Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Vous ne connaissez pas Opportune ?…
Mais si… voyons… rappelez vos souvenirs… On ne voit qu’elle chez Olinde Gratefiot et un visiteur ne peut mettre le pied dans son petit salon sans que, tout aussitôt, elle ne vienne fourrer son nez dans l’entre-bâillement de la porte, sous un prétexte ou sous un autre, mais, en réalité, pour moucharder ce que fait son maître et aller tout chaud le répéter à la concierge, ou à la crémière, ou à la petite mercière qui fait le coin…
Ah ! l’exécrable vieille bonne femme !…
Dire que Olinde Gratefiot lui donne cent quinze francs par mois… quand elle mériterait, par jour, tout juste cent onze coups de pied dans le postère…
Car Opportune est la bonne, la vieille bonne d’Olinde Gratefiot, celle qui l’a élevé, comme elle avait déjà élevé son père et aussi son grand-père, sans doute et peut-être bien le père de son grand-père, car Opportune est sans âge et elle est immortelle comme les trente-cinq ou quarante imbéciles qui viennent de lui décerner un prix de vertu.
Sans cela, vous comprenez bien qu’il y a beaux jours qu’Olinde Gratefiot l’eût flanquée à la porte.
Mais il ne peut pas !
Quand sa tante Phrosine est morte, avec ses biens, meubles et immeubles, elle lui a légué Opportune, qui faisait partie de la succession, comme elle en avait hérité elle-même de sa défunte mère ; elle était inscrite dans le testament entre la vieille armoire normande et les œuvres complètes et illustrées de M. de Buffon. Bien entendu, Olinde Gratefiot vendit à un bouquiniste les œuvres complètes et illustrées de M. de Buffon et à un antiquaire la vieille armoire normande, mais nul ne voulut le débarrasser d’Opportune et force lui fut bien de la garder.
Alors, la vie devint tout simplement insupportable pour lui.
D’abord, sous prétexte qu’elle l’a vu naître, Opportune le tutoie ; ce n’est pas qu’Olinde Gratefiot soit fier, mais c’est toujours ennuyeux d’être tutoyé publiquement par sa bonne, surtout quand elle est vieille et laide ; cela fait mauvais effet dans le quartier. Et encore, si elle le tutoyait pour lui dire des choses aimables ; mais le pire, c’est que la sale bête profite de ce qu’elle le tutoie pour le traiter comme du poisson avarié et défraîchi.
Ce sont des réflexions désobligeantes sur sa personne et, comme de juste, toujours devant des tiers :
— Dire que tu étais si mignon quand tu étais petit… Vrai ! Ce que tu as changé en vieillissant et pas à ton avantage…
Ou bien encore, en façon de gentillesse, elle raconte quelques aventures fâcheuses de la jeunesse de son maître, qui le mettent immédiatement dans une posture ridicule auprès de ses amis et surtout des dames :
— Hein ?… Te rappelles-tu le jour où on t’a mené au cirque, et où en voyant des lions, tu as eu si peur que tu t’es oublié dans le fond de ta culotte… Tu as, d’ailleurs, toujours été assez froussard de ton naturel…
Ou encore :
— Et le jour du baptême de ta petite sœur, où tu