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Le Petiot

NOUVELLE INÉDITE de Gabriel MAURIÈRE


C’était avant la guerre.

Avant la guerre — après la guerre : ces mots, comme un mur divisent le temps, partagent le monde, les souvenirs, les vies. Avant, Mathieu avait cinquante ans ; maintenant, il en tient soixante-dix et plus ! Assis contre la jambette de la cheminée, les coudes sur les genoux qui se touchent, les poings dans ses joues enfoncées, il semble soutenir, sur ses épaules maigres tout le poids de la lourde maison. Les objets de ménage traînent dans les coins et sur les meubles ; la poussière couvre les faïences peintes de l’étagère.

— Dans le temps, tout ça reluisait, ma bonne ! dit-il à sa vieille.

Dans le temps ! Un grand vide les sépare de ce passé : quand ils s’y aventurent, et c’est souvent, ils perdent toute envie d’agir. Si l’un ou l’autre tente de saisir un objet ou une idée, le bras retombe comme si le nerf était coupé, et la pensée s’enfuit, pareille à l’eau d’un seau percé…

… Il y avait là deux grands fils, blonds, rouges, musclés. Il y avait sous ces vastes charpentes de la ferme, deux larges garçons dont la force bruyante et brutale gouvernait les gens, faisait marcher les bœufs et obéir le taureau. Ils maîtrisaient la terre, buvaient ferme, mangeaient fort et dans la maison tout chantait la belle chanson de la vie. Eux, les vieux, qui s’en retournaient doucement vers la faiblesse puérile souriaient devant ces vigoureux rejets de leur vieille souche.

Ils sont morts là-haut, vers Suippes, l’un près de l’autre. La nouvelle en est tombée sur les parents comme un mur qui s’écroule. Et de fait, tout ce qui soutenait leur existence s’est écroulé aussi… L’un avait vingt-sept ans, l’autre vingt-cinq.

Quand il va au puits, dangereux à cause de sa margelle branlante, la même idée passe toujours dans la cervelle du père Mathieu : il faudra arranger cette pierre, car ça serait dangereux pour les petits… Hélas ! des petits, il n’y en aura jamais dans la maison ! Ce n’est pas la peine, non, ce n’est pas la peine d’arranger rien ! Ah ! que la terre est mélancolique au couchant, et qu’elles sont funèbres, ces soirées sans lumière où l’on se noie dans l’obscurité et le désespoir, où l’on n’est plus, au fond de la cuisine sombre, qu’une insaisissable palpitation de l’ombre… On s’en irait bien tout à fait vers l’ombre éternelle… Il vaudrait même mieux s’en aller ; le voyage n’est pas grand jusqu’au cimetière…

Parfois, un sursaut de colère fait tressaillir l’homme, comme un coup de fouet sur une bête épuisée, qui se redresse un moment. C’est lorsque vient à passer la Fleuriote.

— C’est c’te traînée. C’est sa faute, à c’te rien du tout !

Les mâchoires de Mathieu se mettent à trembler, et sous ses joues creuses, des os s’agitent, roulent, tandis que ses doigts se crispent, comme pour saisir quelqu’un à la gorge. Puis il retombe sur son fauteuil de bois, épuisé… Les terres s’encrassent de chiendent, la prairie est ulcérée de cuscute ; voici que le toit s’affaisse par endroit et laisse voir ses côtes, comme une bête décharnée… À quoi bon s’encolérer !

— Ça durera bien autant que nous… Ce qui est fait est fait.

Et il radote déjà, à cinquante-sept ans. Il y a des moments où il ne sait plus où il en est, où sa vision du passé est si forte qu’il parle tout seul, d’une voix bredouillante et basse, comme s’il s’adressait à ses fils, comme si ses deux gars s’asseyaient à ses côtés, devant la potée aux choux…

Un instant après, il passe sa main sur ses yeux, et il se réveille avec un : Ahan ! rauque, comme un cri de bête blessée, puis, s’en va, pour faire fuir la vision, le long du chemin de plaine…

Dès qu’il est parti, la mère Mathieu enfile la venelle, les fuseaux de ses jambes emmanchés dans de grands sabots tricotent le long des haies ; elle arrive